12 juin 2024

Mucoviscidose : des traitements "miracles" inabordables dans les pays les plus pauvres de l'UE

Maxence Peigné
Maxence Peigné
Eurydice Bersi (Reporters United)
Eurydice Bersi (Reporters United)
Pendant plusieurs mois, Investigate Europe (IE) a enquêté sur le laboratoire américain Vertex Pharmaceuticals, à l’origine de traitements révolutionnaires contre la mucoviscidose. Bras de fer avec les autorités nationales, accès inégal aux médicaments et prix jugés exorbitants… nos journalistes ont mis à jour les pratiques de cette entreprise, dont les profits se chiffrent en milliards.
« Regarde comme je suis forte ! », balbutie Milda, trois ans, en soulevant son biberon, recroquevillée sur un canapé aux côtés de sa mère. Comme la plupart des enfants atteints de mucoviscidose, la fillette tousse et peine à prendre du poids depuis sa naissance. Cette maladie génétique encombre et abîme ses poumons qui se tapissent d'un mucus épais et visqueux. Les malades sont sujets à de graves infections et nombre d’entre eux meurent avant d’avoir atteint 40 ans. 

« Oui, tu es forte », l’encourage Urtė Gylienė, sa mère. Chaque jour, la vie de Milda est rythmée par la même routine : deux heures d'inhalation pour libérer ses bronches, des pilules pour faciliter sa digestion et, dans les moments les plus difficiles, des antibiotiques et des hospitalisations. 
Pourtant, depuis 2012, quatre traitements connus sous le nom de modulateurs de CFTR, ont été mis sur le marché. La dernière thérapie en date qui consiste à associer deux médicaments, le Kaftrio et le Kalydeco, est décrite comme "miraculeuse" par la communauté médicale
Malheureusement pour elle, Milda vit en Lituanie, où ces médicaments ne sont pas encore remboursés. Ils sont pourtant prescrits dans la majeure partie de l'Europe, même si leur disponibilité à été retardée dans de nombreux pays en raison des prix prohibitifs demandés par Vertex Pharmaceuticals, l'entreprise américaine qui en détient le monopole.

« Nous sommes laissées pour compte, se désole la maman de Milda. C'est une maladie qui s'aggrave d'année en année.  »

Le marché européen des produits de santé est à la fois centralisé et fragmenté. L'Agence européenne des médicaments a le pouvoir d'approuver de nouveaux traitements pour l'ensemble de l'UE. Mais il revient aux États de l’Union d'en négocier les prix directement et individuellement avec les laboratoires. Les contrats et leurs montants sont tenus secrets, ce qui favorise avant tout les entreprises. Les pays riches - avec une population importante au pouvoir d’achat élevé - y trouvent aussi leur compte, car ils ont le pouvoir de négocier des remises importantes. A l'inverse des petits États aux budgets limités. 

Un marché (très) lucratif


Les disparités qui en résultent sont parfois abyssales. L’analyse des comptes annuels de Vertex ainsi que des données de dépenses publiques fournies par les autorités nationales livre pour la première fois un aperçu du coût des médicaments contre la mucoviscidose dans l'UE. 

En Europe occidentale, IE a comparé les revenus de Vertex dans plusieurs pays avec le nombre officiel de patients ayant reçu les médicaments de l’entreprise en 2022. Hors TVA, nous estimons la moyenne annuelle par patient à environ 71 000 € en France, 81 000 € en Italie, 87 000 € en Espagne et 88 000 € aux Pays-Bas (voir le tableau avec l’ensemble des prix). 

En 2021, la France profitait d'une remise de 51 % sur le chiffre d'affaires des modulateurs de CFTR, selon un rapport du Comité économique des produits de santé (CEPS).  A l'inverse, les coûts par patient sont bien plus élevés dans certains pays d'Europe centrale et de l'est. Selon notre analyse des données officielles portant sur les budgets de la santé, la Pologne a dépensé en moyenne 109 000 €  (HT) par patient pour les médicaments de Vertex en 2023.

Après plusieurs années de négociations, la Lituanie a déclaré en avril dernier qu'elle était prête à payer jusqu'à 8,4 millions d'euros par an pour permettre à 48 patients d’accéder à Kaftrio et Kalydeco. Un budget qui reviendrait à 175 000 euros par personne mais qui n'a pas encore été débloqué. « Pour le moment, nous ne pouvons pas prédire la date exacte », indique le ministère de la santé lituanien à Investigate Europe. En raison de son coût élevé, le traitement sera limité dans un premier temps aux patients jugés prioritaires, âgés de six ans et plus, soit environ la moitié des malades.

Pour Milda, encore trop jeune, les deux heures d'inhalation quotidienne ne sont pas prêtes de s'arrêter.

Des États en position de faiblesse

 
D’après des documents officiels consultés par IE, lorsque Vertex approche les gouvernements européens pour négocier ses prix, l'entreprise peut demander plus de 200 000 euros par patient et par an. 

En Pologne, où les tractations ont duré des mois, Kaftrio a finalement été réservé aux patients de plus de 12 ans, car aucun accord n'a été trouvé pour les plus jeunes. En Estonie, le médicament ne sera enfin remboursé qu'à compter de cet été. Alors même qu’il a été autorisé dans toute l’UE en août 2020. 

« Le prix de nos médicaments est basé sur leur innovation et la valeur qu'ils apportent à la communauté de malades, aux soignants et aux systèmes de santé  », se défend Vertex. «  Qui plus est, ce sont les revenus que nous tirons des produits existants qui financent nos recherches en cours sur d'autres maladies graves ». 

Le fabricant ajoute que « les prix remboursés cités dans (notre) demande sont inexacts », sans préciser ces inexactitudes ni commenter la situation pays par pays, malgré nos relances répétées. 

« La stratégie des entreprises est toujours la maximisation des profits, il n'est donc pas dans leur intérêt de nous faire une bonne offre », confie un négociateur européen ayant eu affaire à Vertex et préférant garder l'anonymat. Les Etats de l'UE ignorent tout des prix payés par leurs voisins, selon cette source. 

Un bon filon


Pour retracer l'origine de ces médicaments contre la mucoviscidose, il faut remonter à l’année 2000. A cette époque,  la Cystic Fibrosis Foundation, une organisation caritative, décide de financer le laboratoire Aurora Biosciences dans l’espoir de mettre sur pied de nouvelles thérapies. Un an plus tard, Vertex rachète Aurora et poursuit le partenariat. 150 millions de dollars sont offerts par la fondation, permettant ainsi à Vertex de développer ses médicaments. Mais ce financement était aussi un placement : l'accord prévoyait des redevances au profit de la fondation sur l'ensemble des ventes futures de modulateurs de CFTR.

Sauf que la fondation a depuis cédé l'ensemble de ses droits. A partir de 2014, une société d’investissement cotée à la bourse de New York, Royalty Pharma, en a racheté l'intégralité pour plus de 3,8 milliards de dollars. Une transaction qui lui permet désormais d’empocher environ 9 % de tous les revenus liés aux médicaments de Vertex dans le monde, et ce, à perpétuité. En seulement sept ans, Royalty Pharma a encaissé plus de 4 milliards de dollars, selon ses comptes. La transaction est d'autant plus lucrative que l'entreprise ne paie aucun impôt sur les sociétés

« Royalty Pharma PLC ne paie aucun impôt, car elle est imposée en tant que fonds », justifie un porte-parole de l'entreprise, ajoutant que les actionnaires, quant à eux, sont bien imposables. Le groupe s'est en outre dit fier d'avoir pu racheter les droits de la Cystic Fibrosis Foundation pour « accélérer sa mission ».

Si l'on soustrait les paiements à Royalty Pharma des coûts de production déclarés par Vertex, on découvre que seuls 4 % des prix facturés par le groupe sont liés à leurs coûts de fabrication réels. Recherche et développement mis à part, le laboratoire a dépensé environ 400 millions de dollars pour produire des médicaments qu'il a vendu pour 9,8 milliards de dollars dans le monde en 2023. 

Profits gargantuesques


Nos calculs font écho à ceux du chercheur britannique Andrew Hill. Depuis plusieurs années, ce consultant pour l'OMS traque les expéditions de matières premières liées aux modulateurs de CFTR sur les bases de données d'import-export. En suivant le montant de ces transactions et leurs poids, il a pu établir que Kaftrio pouvait être produit pour seulement 5 600 dollars par patient et par an, tout en restant rentable. 

« Je trouve scandaleux qu'un laboratoire pharmaceutique soit aussi déterminé à obtenir un prix qui n’est pas durable (pour le secteur public) et ce, au risque de faire mourir des enfants », fustige-t-il. « Mais Vertex a un monopole, donc les pays n'ont qu'un seul choix : soit ils achètent ce médicament au prix de Vertex, soit ils n'obtiennent rien et leurs enfants continuent de souffrir. »

Sollicité, Vertex réfute aussi bien nos estimations que celles d'Andrew Hill. « Le prix de ces médicaments n'est pas déterminé par les coûts de production, mais par l'investissement réalisé dans leur développement, le risque pris et leur valeur pour les patients et le système de santé »,  affirme un porte-parole. « Vertex a investi plus de 10 milliards de dollars dans la recherche et le développement pour la mucoviscidose ». 

Pourtant, les propres projections du groupe laissent à penser que ses produits coûtent bel et bien une fraction de leur prix à concevoir. Lors de ses échanges avec les autorités sanitaires australiennes, Vertex a ainsi prédit que les génériques de Kaftrio pourraient être 90% moins chers à terme. Il faudra toutefois s'armer de patience. En Europe, le brevet du médicament ne devrait pas expirer avant 2037.

Pour le moment, de tels génériques ne sont disponibles qu'en Argentine, où les lois sur la propriété intellectuelle sont moins restrictives dans le domaine de la santé. Là-bas, le coût annuel du médicament est de 100 000 dollars, une facture toujours prohibitive pour beaucoup d'Européens qui ne peuvent faire le déplacement. Parmi les rares alternatives restantes : le financement participatif ou l'imigration. 

En Lituanie, Milda, trois ans, n'a pas accès au Kaftrio

Le gouvernment a annoncé en avrilqu'il était près à dépenser 8,4 million d'euros pour le traitement de 48 patients.

“ J'ai été victime de discrimination parce que je n'étais pas allemande”


Monika Luty a dû se résoudre aux deux. En 2020, cette polonaise de 27 ans a bien cru que la mucoviscidose allait l'emporter. A ce moment, sa capacité pulmonaire frôle les 20 % et son poids s'effondre à 37 kg. Désespérée, elle poste alors une vidéo en ligne suppliant Vertex de lui faire parvenir du Kaftrio. À l'époque, le médicament était remboursé en France et dans d'autres pays, mais pas en Pologne.

« Vivant dans l'UE, mais étant polonaise, j'ai été victime de discrimination parce que je n'étais pas allemande ou d'une autre nationalité où le traitement était disponible  », nous confie-t-elle. « Il ne devrait pas y avoir de discrimination dans l'UE  ».

Sans réponse du laboratoire, ses amis l'ont aidée à faire une collecte de fonds et son père à vendu sa voiture. Monika a réussi à rassembler plus de 200 000 euros pour commander le Kaftrio en Allemagne. Constatant son efficacité, elle y a déménagé pour de bon dès que sa santé le lui a permis. Une fois installée à Francfort, elle a pu obtenir sa première ordonnance gratuite du précieux médicament.

« Je n'ai absolument rien payé, j'en ai pleuré tellement c'était si facile », se souvient-elle. « Pour obtenir ce traitement en Allemagne, tout ce dont j'avais besoin, c'était d'une assurance, d'un emploi et de vivre là-bas ». Deux ans plus tard, Monika est rentrée en Pologne lorsque Kaftrio y est devenu disponible. 

« Vertex est prêt à faire traîner les négociations en poussant pour un prix élevé, même si cela coûte la vie aux patients"

Gayle Pledger, cofondatrice de Vertex Save Us, un mouvement de patients.

Son témoignage reflète un parcours du combattant vécu par beaucoup d'autres. « C'est vraiment terrible et bouleversant quand on entend ce que les familles doivent faire pour obtenir ces médicaments », s'indigne Gayle Pledger, cofondatrice de Vertex Save Us, un mouvement de patients.
« Vertex est prêt à faire traîner les négociations en poussant pour un prix élevé, même si cela coûte la vie aux patients. Pendant ce temps, les communautés de malades sont de plus en plus désespérées et font pression sur leurs gouvernements pour qu'ils paient les prix demandés, alors qu'en réalité, le fond du problème, ce sont ces prix exorbitants eux-mêmes.  »

Ces bras de fer entre le laboratoire et les gouvernements européens ne sont pas rares. En 2019, alors que Vertex ne parvenait pas à s'accorder sur ses prix avec le Royaume-Uni, l'entreprise a détruit presque 8 000 doses d'un traitement qui arrivaient à expiration, plutôt que de les offrir aux patients. Plus récemment, les autorités sanitaires britanniques ont menacé de limiter les remboursements de Kaftrio au vu de son impact budgétaire.

En Irlande, un différend entre Vertex et la sécurité sociale a privé 35 enfants de Kaftrio en 2022. La raison ? Leur mutation génétique était exclue du champ couvert dans le contrat antérieur conclu entre les autorités publiques et la société, qui en a profité pour réclamer de nouveaux financements. Pour finir, les enfants ont obtenu leur traitement après un an d’âpres discussions entre Dublin et Vertex.

« C'était horrible, c'était onze mois de torture et de pleurs quotidiens », se souvient Gràinne Uí Lúing, mère de deux filles atteintes de la mucoviscidose. « C'était juste une question d'argent pour Vertex. Il n'y avait rien de personnel là-dedans. Rien de médical. Juste de l'argent pour se remplir les poches ».
Siège de la société Vertex à Boston, aux USA (crédit : shutterstock)Shuttestock

L'Irlande, pierre angulaire de Vertex


Sur l'île d'Emeraude les affaires de Vertex semblent d'ailleurs se porter à merveilles. Les intérêts du groupe dans ce pays, connu pour sa fiscalité avantageuse, vont bien au-delà des seuls revenus provenant des patients. Toutes ses ventes dans l'UE, soit près de 2 milliards de dollars en 2022, passent par sa holding irlandaise. Par conséquent, Vertex enregistre peu de bénéfices imposables dans les États de l'Union.

Au niveau mondial, Vertex a payé plus de 760 millions de dollars d'impôt sur les sociétés l'année dernière, soit un taux de 17,4 % qui lui a laissé un bénéfice net de 3,6 milliards de dollars. 

« Vertex a payé des milliards de dollars d'impôts sur le revenu au cours de la période 2018-2023 », a déclaré un porte-parole de l'entreprise, ajoutant que celle-ci se conforme à toutes les exigences en matière de divulgation. Son taux d'imposition sur les sociétés « est bien supérieur au taux d'imposition mondial minimum de l'OCDE, qui est de 15% ». 

En 2023, Vertex a récompensé ses investisseurs avec 427 millions de dollars de rachat d'actions et a rémunéré sa PDG à hauteur de 20 millions de dollars. C'est plus du double du budget envisagé par l'Etat lituanien pour préscrire Kaftrio et Kalydeco à ses patients atteints de la mucoviscidose.

Pour la famille de Milda, l'attente est interminable. « Elle sait qu'il existe certains médicaments », glisse sa mère. «  Ma plus grande peur est qu'elle souffre et meure dans mes bras».

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