Un vaste réseau de navires européens au secours de l’industrie fossile russe

Credit: Alexia Barakou

Il est 8h30, samedi 28 août, quand le Malibu quitte le port de Mourmansk laissant dans son sillage le ciel d’acier propre au cercle arctique. Dans ses cales, il emporte des milliers de tonnes de pétrole brut à destination de Rotterdam, le plus grand port d’Europe. Rien d’inhabituel pour l’équipage de cet immense « tanker », appartenant à un armateur grec et battant pavillon maltais. 

La guerre en Ukraine et les sanctions européennes qui s’abattent progressivement sur les exportations fossiles russes ne semblent pas avoir de prise sur la tranquillité de cette douce traversée de fin d’été. Le cargo à coque rouge et noire traverse la Baie de Kola, contourne la Scandinavie, au bout de 6 jours de traversée, le Malibu accoste le 3 septembre aux Pays-Bas. 

La veille, après des semaines de tractations, l’UE et le G7 ont décidé de passer un nouveau cap dans leur plan pour enrayer la machine de guerre russe : le plafonnement des prix des exportations du brut en provenance de Russie. Quatre mois plus tôt, le 30 mai, l’Europe avait déjà dévoilé un train de sanctions visant les importations d’énergie fossiles russes. 

Parmi les mesures : un embargo sur le charbon dès le 10 août, un autre sur le transport du pétrole brut pour la fin 2022, la diminution aux deux-tiers des importations de gaz russe d’ici un an. Objectif : fermer progressivement le robinet déversant des milliards d’euros sur le Kremlin. Ces même milliards qui contribuent à financer l’invasion de l’Ukraine.

Mais un arrêt brutal n’est pas à l’ordre du jour. L’Europe dépend trop des importations de Moscou. Et si elles s’effondrent ses derniers mois (-50% depuis janvier), depuis le début de la guerre, un vaste réseau de navires européens continuent largement de soutenir le commerce de l’or noir russe.


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Le Malibu quitte le port de Mourmansk, c’est l’un des 800 voyages accomplis par les tankers grecs depuis l’invasion de l’Ukraine par la Russie.

55 % du total des exportations russes depuis le début de la guerre

L’analyse d’Investigate Europe et Reporters United montre ainsi que 1513 bateaux ont quitté des ports russes entre le 24 février et le 31 août, à destination de l’UE. L’équivalent de 55 % du total des exportations russes depuis le début de la guerre (calcul en TPL, Tonne de Poids en Lourd,  l’unité de mesure qui correspond à la capacité du chargement d’un navire, y compris le navire et son équipage)

L’analyse des données du centre de recherche CREA et d’Equasis que nous avons effectué, révèle également que les navires grecs représentent 35% du trafic, avec 799 trajets effectués pour un total de 68,84 millions de TPL. Ils arrivent donc en tête des transporteurs des énergies russes, loin devant la flotte chinoise qui arrive en seconde position. L’Allemagne, avec des livraisons équivalentes à 9,16 millions de TPL, arrive troisième.

Parmi les transporteurs allemand qui font les beaux jours de Moscou, Oldendorff l’une des plus importantes sociétés de transport de vrac au monde. En juin, la compagnie basée à Hambourg a fêté ses 100 ans. À cette occasion, l’homme à la tête de l’entreprise familiale, Henning Oldendorff, s’enorgueillissait d’avoir aider de « nombreux proches et familles » de ses employé.e.s ukrainien.nes à s’installer en Allemagne. Ce qu’il ne disait pas, c’est qu’au même moment -entre février et août- au moins 20 de ses navires transportaient du charbon russe à destination de l’UE. Quarante trois trajets, pour un capacité totale de 3,8 millions de TPL. Contactée par IE, la société n’a pas répondu à nos sollicitations.

La société norvégienne Viken Shipping, fait aussi partie des grandes dynasties du transport maritime européen. Elle est contrôlée par le millionnaire Tom Steckmest et sa famille. Depuis le début de l’invasion, quatre bateaux appartenant à cette société basée à Bergen ont fait une vingtaine d’allers-retours avec les ports russes.

Dans un email adressé à Investigate Europe, son Président, Hans Olav Lindal, se défausse. Il indique que trois de ces navires ont été loués au géant français TotalEnergies, et ce depuis 2018 et 2019. La firme a également loué des navires à Litasco, un succursale de la firme russe Lukoil. Hans Olav Lindal précise toutefois que ce dernier contrat n’a pas été renouvelé, en mai 2022. La société Viken aurait d’ailleurs invité ses clients à ne pas desservir la Russie. « À part TotalEnergies, nos autres clients ont respecté notre demande de ne pas envoyer de navires dans les ports russes« , a-t-il précisé.

Credit: Will Rose/Greenpeace
Des activistes manifestent leur colère en s’exprimant sur la coque d’un cargo grec, dans les eaux danoises.

La première entreprise française ferait-elle du zèle? Dans un courriel à IE, la super-major de l’énergie répond fermement avoir continuellement « condamné les attaques militaires russes envers l’Ukraine ». Avant de préciser qu’ « avant même la mise en place des sanctions européennes, TotalEnergies a unilatéralement décidé qu’elle ne signerait ni ne renouvellerait de contrats en vue d’acquérir des produits pétroliers russes, afin d’en finir avec ce marché d’ici la fin 2022, au plus tard ». Dans un communiqué, la firme avait par ailleurs annoncé avoir décidé de cesser ses approvisionnements en pétrole et produits pétroliers russes et revendre ses parts dans deux projets gaziers et pétroliers sur le territoire. Voilà pour le futur, mais, de son propre aveu, plusieurs de ses contrats courent encore. 

Notamment chez le transporteur norvégien. « Depuis le 24 février, TotalEnergies a chargé 19 cargaisons de pétrole brut sur les bateaux EIKEVIKEN et BREIVIKEN (ex-Baltic), correspondant à des contrats à terme qui existaient déjà au 25 février 2022 », explique le géant français à IE. Chaque cargaison représente environ 100.000 tonnes de pétrole brut, chargées à Ust-Luga ou à Primorsk. Primorsk, pour un total de 1,9 million de tonnes. » D’autres contrats seraient également en cours dans l’Est de l’Allemagne, pour la raffinerie de Leuna. 

Par ailleurs, dans une moindre mesure, des compagnies liées à Monaco (5,07 millions de TPL), au Royaume-Uni (4,8 millions de TPL), à la Croatie (3 millions de TPL) et à Malte (902055 TPL) ont également compté parmi les plus grosses transporteuses de combustibles fossiles russes.

Les Grecs, magnats du fret

Mais c’est bien l’industrie du transport maritime grec qui est en tête de pont. Le Malibu est d’ailleurs l’un des nombreux tankers de la société TMS Group appartenant au milliardaire George Economou. A la Tate Modern, le musée national de Londres, une galerie porte le nom du richissime armateur grec de 69 ans. Ses navires ont effectué 78 voyages pour une capacité totale de 9,2 millions de TPL depuis le début de l’invasion russe.

George Economou reçoit le prix de la personnalité de l’année dans le cercle des armateurs grecs, en 2019.

Mais c’est toute la famille des puissants armateurs grecs qui a fait des bonnes affaires avec la Russie. Les Alafouzos et les Vardis Vardinoyannis ont par exemple effectué des traversées pour respectivement, 2,1 millions et 1,64 millions de TPL. Ces deux-là possèdent trois des chaînes de télévision privées en Grèce, et bien qu’à l’antenne, on ne mâche pas ses mots pour qualifier la « brutale invasion de la Russie », ils ne se privent pas de toucher les profits sur les combustibles fossiles venus de Moscou.

Aujourd’hui, en termes de tonnage, 30 % de la flotte mondiale des pétroliers est entre les mains des Grecs. L’influence du pays sur ce secteur a freiné les ambitions de l’UE, dont le but était d’imposer un embargo partiel sur le pétrole russe. Selon le quotidien Vima, les gouvernements de Grèce, de Chypre et de Malte se sont tous trois opposés à l’interdiction. Ce lobbying, soutenu par la Hongrie, a fonctionné : l’UE a bien revu ses ambitions à la baisse en autorisant les navires à fournir en pétrole les pays extérieurs à l’UE.



Les assureurs sous le feu de la critique

Et dans ce commerce, les transporteurs ne sont pas les seuls en cause. Les assureurs des navires sont également sous le feu des critiques. En mars dernier, le gouvernement ukrainien a imploré le P&I Clubs (IGP&I), l’association internationale des assureurs, qui assure près de 90% des trajets de cargos dans le monde, de « couper les flux d’argent qui financent les assassinats de masse de civils innocents ».

Le Président ukrainien Volodymyr Zelensky a critiqué le maintient des livraisons de pétrole russe .

Les données CREA montrent bien que sur les 3176 navires qui ont quitté la Russie pendant cette période, un même assureur est listé 2583 fois. Sur les 15 établissements nommés, les 13 membres du groupement IGP&I représentent 99% des voyages assurés. L’assureur du Malibu, Gard AS, est par exemple, une firme norvégienne qui se trouve sur la troisième place du podium. Interrogé sur le rôle de la société dans le financement de l’État russe, un porte parole de la société nous a répondu : « nous nous sommes toujours alignés sur les sanctions. En même temps, bien sûr, nous suivons de près l’évolution de la situation et procédons constamment à des évaluations sur ce sujet ».

L’ONG Global Witness a estimé que les membres de cette organisation basée au Royaume-Uni, ont permis l’exportation de 40 millions de barils de pétrole, le premier mois suivant l’invasion. « Sans le blanc seing de l’assureur, il serait impossible pour la Russie de conserver ses exportations de combustibles fossiles, qui permettent de financer la guerre en Ukraine », nous a expliqué l’enquêtrice de l’ONG, Lela Stanley. « Celles et ceux qui facilitent le commerce de pétrole, de gaz ou de charbon russe soutiennent un régime qui tuent des civil.e.s innocent.e.s tout en alimentant la crise climatique ».

Les nouvelles sanctions établissent l’interdiction pour les sociétés européennes d’assurer les échanges de pétrole russe aux pays tiers. Selon les plans du G7, le secteur britannique, qui domine le marché, ne pourra assurer les exportations de pétrole par voie maritime que si les clients achètent dans les limites du plafond de prix. Le vice premier ministre russe, Alexander Novak, a d’ores et déjà précisé que le pays ne signera aucun accord avec les pays adoptant ce système de plafonnement.


Credit: Lorenzo Buzzoni/Investigate Europe
Un navire européen venu de Russie arrive en Sicile en septembre.

Les sanctions de l’UE porteront-elles leurs fruits ? 

Malgré les sanctions, l’Agence internationale de l’énergie a expliqué en août que « le déclin de l’approvisionnement russe avait été plus limité que prévu ». Les exportations vers les plus gros marchés ont chuté de 2,2 millions de barils par jour depuis février, mais les deux tiers ont été redirigés ailleurs.

Ces réacheminements de transports de combustibles fossiles sont de plus en plus répandus. Certains navires parviennent même à débrancher leur système de localisation en pleine mer et à décharger leur cargaison dans un autre navire, ce qui leur permet d’échapper à toute détection et sanctions locales.

Le professeur Adnan Vatansever, maître de conférence en politique russe au King’s College de Londres, nous explique que le choix par l’UE d’une « approche prudente » n’empêchera pas des changements majeurs sur le marché. Des changements qui attaqueront peut-être le porte-monnaie de Poutine, dès l’année prochaine.

« La manière dont les sanctions ont été proposées permet de dire que le pétrole russe prendra une nouvelle route », précise-t-il.  C’est d’ailleurs déjà le cas, avec la Turquie et l’Asie qui semble enclins a remplir les vides laissés par l’Europe. « Le pétrole ira là où l’on sera prêt à l’acheter. Concernant le pétrole d’ailleurs, la tâche de la Russie est plus facile [que pour le gaz, ndlr] parce qu’elle bénéficie d’un important surplus de capacité en termes d’infrastructures pour l’exportation. Rediriger le pétrole ne sera pas vraiment compliqué ». 

Adnan Vatansever considère que l’efficacité des sanctions se mesurera à l’aune de l’évolution des prix du marché du pétrole et dépendra de la capacité des pays en développement à accepter le plafonnement des prix. « L’intérêt de cette sanction de plafonnement des prix n’est pas de freiner les exportations de pétrole russe, mais d’endiguer les revenus liés à cette ressource », soutient l’auteur de l’enquête Oil in Putin’s Russia. « Si les livraisons russes restent stables, les revenus générés par la vente seront bien moindres qu’attendu ». 

Une question de moralité ?

Même si les navires changent de cap, une question reste en suspens, une question de moralité. Les compagnies de transport maritime européennes peuvent-elles continuer à aider la Russie à engranger des milliards d’euros pour financer la guerre ?   

Du Royaume-Uni à la Suède en passant par les Pays-Bas, de nombreux dockers ont refusé de décharger du pétrole russe, ces derniers mois. Mais les transporteurs se défendent en disant que « leurs clients ne figurent sur aucune liste de sanctions et que le pétrole russe est une ressource tout à fait légale ». Quand à l’Union, elle craint « les prochains hivers et pas seulement celui qui vient », comme l’a souligné, le vice-président de la Commission, Frans Timmermans. 

En attendant, ni les actions des dockers, ni les sanctions imminentes, ni même le climat, ne semblent arrêter les lucratives traversées maritimes. Au moment où nous écrivons ses lignes, le Malibu a repris le large. Le tanker de George Economou traverse tranquillement la mer Baltique, les cales chargées de l’or noir qui viendra remplir les caisses du trésor de guerre de Vladimir Poutine. Prochaine escale : La Turquie.