Dans le ventre des Alpes, le tunnel de tous les records et de tous les retards

Photo by Lorenzo Buzzoni

Fortezza (Italie).– Le soleil brille en ce 11 novembre 2021 sur le chalet en bois qui fait office de gare à Fortezza, en Italie. En face, attablé.e.s à la terrasse d’un bar, des client.e.s bruyant.e.s jouent aux cartes tandis que des ouvrier.e.s en uniforme orange se régalent de Schlutzkrapfen, les raviolis typiques de cette région du Tyrol. Alentour : un décor de carte postale de Noël, la neige en moins.

La petite ville est nichée entre les sommets verdoyants des Dolomites, le turquoise de la rivière Isarco qui se faufile entre les arbres et… les pylônes en béton armé. Ces colonnes en pierre ont été érigées là pour supporter les larges voies de l’autoroute du Brenner – du nom du col des Alpes qui sépare l’Italie de l’Autriche. Sur cette langue de bitume perché, 7 000 camions de marchandises avancent au pas chaque jour, formant une chenille interminable et un nuage de pollution à l’oxyde d’azote au-delà des seuils autorisés.

Les routier.e.s ne s’arrêtent plus à Fortezza. Depuis la création de l’espace Schengen, cet ancien poste-frontière n’est plus un passage obligé. « Il n’y a pas grand-chose à faire par ici, à part travailler », souffle Patrick, sexagénaire solide et dégarni que nous croisons en face de la gare-chalet. « Sauf si vous aimez dépenser votre argent dans les machines à sous du bar du village. »

Le Macédonien a fui la guerre des Balkans et travaille avec sa femme comme agent d’entretien pour la BBT SE. Cette entreprise publique italo-autrichienne gère une partie de la construction du « tunnel de base du Brenner »,qui sera, une fois achevé, le plus long tunnel ferroviaire du monde (64 km).

À l’image du couple, ce chantier gigantesque a attiré depuis 2011 plus d’un millier de travailleurs dans la petite commune en voie de désertification. « Vous voyez ce marché et ce bar ?,montre Patrick. Ils seraient fermés depuis longtemps s’il n’y avait pas les ouvriers pour y acheter des cigarettes ou boire une bière après leur service. » Désormais, chaque petite maison en pierre de Fortezza est habitée et des préfabriqués ont même été montés pour accueillir les ouvrier.e.s et leurs familles.

A section of the Brenner railway in Italy | Photo: Lorenzo Buzzing

L’autoroute, ce fardeau

Chaque matin, c’est une véritable marée de silhouettes orange fluo, casques bleus vissés sur la tête, qui s’élance sur la route menant à la bouche du tunnel. Chaque matin, ils passent tous sous le même panneau « Tunnel du Brenner. Un projet qui unit ».

À mesure que l’on s’enfonce dans le tunnel, la lumière naturelle pâlit, progressivement remplacée par l’éclairage blafard d’un néon. Tapi dans les entrailles des Alpes, un monde souterrain fait de multiples galeries, d’imposants tuyaux de ventilation, de tapis roulants et de bulldozers se déploie et résonne au rythme des travaux.

L’air se fait plus rare, la chaleur plus intense et le bruit plus assourdissant. Le tunnelier, un monstre métallique de 300 mètres de long baptisé « Serena » par les ouvrier.e.s, creuse dix mètres de roche par jour. Il est loin d’avoir achevé sa besogne : un tiers des galeries n’ont pas encore été excavées. Alors que le tunnel aurait dû être inauguré en 2016, il y a cinq ans.

Le tunnel de base du Brenner est pourtant au cœur de la stratégie de développement du train en Europe. Ce projet, pharaonique à tout point de vue, devrait permettre aux voyageurs et aux marchandises de traverser les frontières allemandes, italiennes et autrichiennes, sans avoir à passer par la route.

« L’autoroute a été construite il y a 50 ans pour revitaliser une région en déclin, Aujourd’hui, elle est devenue un fardeau. Les camions polluent la zone et encombrent la route », résume Ezio Facchin, conseiller municipal chargé de la mobilité et de la transition écologique de la ville voisine de Trente, pour qui le tunnel pourrait être une solution à l’enfer des camions.

C’est le moins qu’on puisse dire : la moitié du trafic transalpin de marchandises passe par le col du Brenner – par la route dans 71 % des cas. Le Brenner permettrait de transférer au rail la moitié des 50 millions de tonnes de marchandises qui transitent chaque année sur l’axe germano-italien Vérone-Munich.

Interminables corridors

Tout comme son voisin, le tunnel Lyon-Turin, le Brenner fait partie des mégaprojets financés en partie par l’Union européenne, qui permettront à terme de traverser l’Europe du nord au sud et d’est en ouest par le rail, la route ou la mer. Chaque tracé forme un « corridor transeuropéen » et les tunnels gigantesques en sont les chaînons essentiels. Un puzzle de titan qui, une fois achevé, permettra à tous les citoyens européens d’être à moins de 30 minutes du chemin de fer.

Le corridor du Brenner, baptisé Scandinavo-Méditerranéen, reliera Helsinki, en Finlande à la capitale maltaise. Mais ce n’est pas pour demain. Comme les autres mégaprojets, le Brenner est censé être achevé d’ici à 2030, mais les retards s’accumulent au point que personne ne croit plus à la tenue des délais.

En premier lieu la grande contrôleuse des finances de l’UE, la Cour des comptes européenne, qui assure que huit de ces neuf chantiers accusent déjà un retard moyen de 11 ans. Leurs budgets ont aussi explosé : +41 % par rapport à l’enveloppe prévue.

Le chantier du Brenner, financé pour moitié par l’Europe, et par l’Italie et l’Autriche, ne fait pas exception. Son budget initial de 6,5 milliards d’euros a déjà dérapé de plus de 40 %. Les plus optimistes ne voient aujourd’hui le bout du tunnel qu’en 2032, 16 ans après la date d’inauguration prévue.

La raison ? Un conflit entre la BBT SE, la société où travaille Patrick, l’agent d’entretien macédonien, et deux de ses sous-traitants, a conduit à la suspension des travaux et au lancement de nouveaux appels d’offres.

Les bisbilles entre entreprises ne sont pas les seuls obstacles à la finalisation de ce géant des Alpes. L’Allemagne et l’Italie n’ont pas encore entrepris la construction des voies d’accès au tunnel. Un choix assumé qui ne manque pas de faire grincer à Bruxelles, où l’on commence carrément à se demander si le ruban pourra être coupé avant 2040. « Ce n’est pas notre priorité », répond simplement l’Allemagne.

Une cathédrale dans le désert

Même flambant neuf et proprement inauguré, le Brenner ne sera pas au bout de ses peines. Si l’on en croit les experts et les élus locaux interrogés, le tunnel risque d’être boudé par les routiers, qui lui préfèreront toujours l’autoroute du même nom. Cette dernière est parmi les moins chères du pays. Les transporteurs n’ont donc aucune raison de choisir le fret ferroviaire.

C’est d’ailleurs déjà le cas aujourd’hui, selon le maire de Fortezza. « Les camions qui quittent la Lombardie pour les zones industrielles allemandes devraient logiquement passer par la Suisse, explique Thomas Klapfer. Mais au lieu de cela, ils prolongent leur voyage via le Brenner parce que c’est moins cher que de charger les marchandises sur les chemins de fer suisses. »

En bref, tunnel ou pas, sans une augmentation des péages et du prix du Diesel en Italie, le transfert de la route vers le rail n’aura pas lieu. « Sans une volonté politique de soutenir le transport ferroviaire, le tunnel restera une cathédrale dans le désert, personne n’aura intérêt à le traverser »,résume Riccardo Dello Sbarba, conseiller de la province autonome de Bolzano, où se trouve Fortezza.

Pour l’heure, ce chantier sans fin ne fait pas que des malheureux.euses. Nino, ouvrier sicilien rencontré dans le bar du village tyrolien égrène fièrement : « Je suis sur la pelleteuse 10 heures par jour, 12 jours d’affilée. Six jours de repos, et ensuite on recommence. » Cet ouvrier sicilien d’une cinquantaine d’années multiplie les heures supplémentaires, pour arriver à 3 200 euros mensuels, dont il envoie une partie chez lui. Il rêve d’un tel salaire sur son île natale. En attendant, il espère qu’« ici, le travail ne s’arrêtera jamais ».


Cet article a préalablement été publié chez notre média partenaire, Médiapart.