Avec la libéralisation des trains régionaux, la SNCF perd son trône dans l’Hexagone

Provence-Alpes-Côte d’Azur.– Ce 28 octobre 2021, le conseil régional de Provence-Alpes-Côte d’Azur a des airs de fête. Hôtesses d’accueil, service de sécurité renforcé, journalistes et petit-déjeuner. Ce matin-là, se tient une séance déterminante pour la région et historique pour le rail français. « Nous n’avons pas subi la libéralisation, nous l’avons anticipée ! », clame le vice-président LREM chargé des transports à la sortie. Jean-Pierre Serrus a la tête des grands jours.

Quelques minutes plus tôt, le conseil régional a mis fin à près d’un siècle de monopole de la SNCF sur le réseau local. La manifestation du syndicat Sud Rail devant les portes n’y a rien changé : les « lots », comme on appelle désormais les lignes TER, ont bien été attribués au mieux-disant.

Le premier lot, Marseille-Nice, a été cédé à Transdevfiliale de la Caisse des dépôts et consignations. Le deuxième, appelé poétiquement « L’Étoile de Nice », composé de trois lignes couvrant la Côte d’Azur et l’arrière-pays niçois jusqu’en Italie, reste, lui, entre les mains de la SNCF.

La région PACA a ouvert le bal, mais elle sera bientôt rejointe par le Grand Est, les Hauts-de-France, les Pays-de-la-Loire et l’Île-de-France. Toutes ont déjà lancé des appels d’offres pour une partie de leur réseau. D’ici un an, à moins d’avoir choisi de renouveler leurs contrats avec la SNCF pour dix ans, toutes les régions françaises devront entamer le même processus, comme le veut le « quatrième paquet » ferroviaire européen, adopté en 2016.

Après le fret (2006) et le transport international de voyageurs (2009), le transport intérieur de passager.e.s est la dernière étape de l’ouverture à la concurrence du rail, lancée par l’Union européenne il y a 30 ans. Une libéralisation en ordre dispersé, puisque l’Allemagne l’a mise en œuvre il y a déjà 25 ans, et que le Royaume-Uni en est revenu, rétablissant le contrôle public de certaines lignes.

Quelle sera l’expérience française ? Les trains seront-ils plus à l’heure et les grèves moins fréquentes, comme l’assurent les fervents défenseurs de cette réforme ? En PACA, le ton a été donné : la concurrence s’est concentrée sur la ligne phare, Marseille-Nice, qui rassemble 34 % des recettes pour 10 % du trafic régional et pour laquelle trois candidats se sont présentés.

Sa voisine, la transfrontalière Étoile, n’a en revanche pas brillé. La SNCF, qui a promis de postuler à tous les appels régionaux, s’est retrouvée seule en lice.Il faut dire que ce réseau, central dans la vie des Niçois et composé d’un ensemble de trois lignes hétérogènes, est très étendu (23 % du réseau PACA) et « ne parvient pas à l’équilibre financier », d’après la CGT.

Splendeurs et misère du réseau étoilé

La première des branches de l’Étoile, la ligne transfrontalière qui relie Les Arcs/Draguignan à Vintimille en Italie, est réputée autant pour son magnifique panorama le long de la côte méditerranéenne que pour sa saturation aux heures de pointe. 55 000 passager.e.s s’y bousculent chaque jour, en grande majorité des salarié.e.s travaillant à Monaco ou Menton.

« On est sur une ligne urbaine transfrontalière, la plus fréquentée après le RER parisien, à cheval sur trois pays [France, Monaco et l’Italie – ndlr], mais totalement sous-administrée par des décisionnaires marseillais qui ne connaissent rien à la typologie de la ligne », se désole Éric Sauri de l’association d’usagers, Les Naufragés du TER Grasse-Vintimille, qui poste régulièrement sur Facebook des vidéos dantesques de rames bondées.

Cette branche se distingue aussi par le nombre de ses retards. La ligne est « perturbée quotidiennement par des contrôles incessants dans les trains », concède Jean Peyrony, directeur de la Mission opérationnelle transfrontalière (MOT), une plateforme qui regroupe les autorités ministérielles et locales chargées des dossiers de coopération transfrontalière.

Les opérations de police qui font la chasse aux personnes migrantes sur cette ligne sont un impondérable. « Notre feuille de route prévoit des contrôles entre 3 et 5 minutes, mais ils peuvent durer jusqu’à une demi-heure,résume Nicolas*, un conducteur de cette ligne. Il faut ajouter à cela les ralentissements dus aux travaux et à l’affluence des voyageurs. On est presque toujours en retard. »

Au cœur de la Roya, « la ligne de vie »

Changement de décor sur la deuxième branche de l’Étoile. Le trajet Nice-Breil-Tende est sillonné de bout en bout par un tortillard au nom évocateur : le train des Merveilles. En cet après-midi d’octobre, le temps est d’une douceur presque estivale et l’expédition revêt des airs de vacances.

Dans une rame quasiment vide, un étudiant prend place, tandis que le train s’élance à l’assaut des pentes escarpées de la vallée de la Roya. Plongé dans son manuel, le jeune homme ne verra pas les splendides paysages du maquis provençal, ni les jolis villages hissés à flanc de colline. Le fragile attelage se faufile sous les tunnels creusés dans la montagne et caresse le vide au passage des viaducs.

L’été, on y croise touristes, randonneur.euse.s et vététistes. Le reste de l’année, ce sont plutôt les habitant.e.s de la vallée qui descendent travailler à Nice ou des lycéen.ne.s qui sautent du train à l’arrêt « Lycée de Drap », juste après Nice.

Vitale pour le désenclavement de la vallée de la Roya, cette ligne est plombée par un réseau dégradé et obsolète, qui oblige à des ralentissements continuels jusqu’à 40 km/h. L’âge de pierre du chemin de fer : « La ligne n’a qu’une seule voie, ce qui limite la cadence, commente Olivier*, conducteur du train. Et comme elle n’est même pas électrifiée, avec l’augmentation des prix du pétrole, elle risque de devenir encore moins rentable. » Il ne se passe pas un jour sans un problème, retard ou panne, sur la voie des Merveilles.

Cet après-midi ne fera pas exception. À l’arrivée en gare de Breil, à mi-parcours, le panneau d’affichage indique que tous les trains à destination de Tende et de l’Italie sont supprimés à cause d’une panne du poste d’aiguillage. Fin du voyage.

On comprend pourquoi les rames de ce train ne sont occupées qu’à 15 %. Et pourquoi la concurrence ne s’est pas jetée sur ce « lot », qui n’offrait aucune perspective de rentabilité. Après la tempête Alex, épisode dramatique pour la vallée de la Roya durant lequel le train des Merveilles a permis le ravitaillement des sinistré.e.s, l’État a néanmoins signé un premier chèque de 30 millions d’euros pour relancer la machine.

Nice-Toulon-Marseille : un pont d’or pour la voie dorée

Les deniers publics intéressent bien les concurrents qui se lancent sur le marché. « Très peu de lignes régionales sont rentables en dehors de toute subvention, explique une source gouvernementale. Pour évaluer la rentabilité d’une ligne, il faut regarder ce que les collectivités sont prêtes à mettre. »

Et Nice-Marseille, déjà championne des recettes du réseau PACA, a été particulièrement bien servie. La région a promis sur sa ligne d’or « l’accès à du matériel roulant neuf et de nouveaux centres de maintenance », confie Philippe Tabarot, le prédécesseur de Jean-Pierre Serrus aux transports en PACA. Le sénateur LR sait de quoi il parle : il a lui-même orchestré l’ouverture du rail pendant cinq ans, avant de devoir céder son siège à son concurrent de LREM en mai dernier.

Le contrat signé avec Transdev prévoit l’achat par la région de 16 rames neuves et la création d’un nouvel atelier de maintenance à Nice. Un cadeau d’une valeur de 250 millions d’euros.

« Nous savions que nous serions en capacité de générer une forte valeur ajoutée pour les voyageurs (doublement de l’offre, nouvelles rames Alstom, dépôt dédié à Nice…) tout en baissant les coûts pour la région », assure Thierry Mallet, le président-directeur-général du groupe Transdev. Le contrat signé avec Transdev prévoit en fait l’achat par la région de seize rames neuves et la création d’un nouvel atelier de maintenance à Nice. Un joli cadeau, d’une valeur de 250 millions d’euros.

Et comme si le pont d’or n’était pas suffisant, c’est sur cette ligne que vont se concentrer les travaux de modernisation du réseau dans les prochaines années. Rien qui ne surprenne François Téjédor, secrétaire général de la CGT cheminots de PACA, qui assure « que les meilleures rames ont d’ores et déjà été rapatriées sur les lignes libéralisées ».

Ces lignes seraient déjà « mieux loties que les 67 % restants du réseau régional ». Nice-Marseille se verra également dotée de l’excellent système européen de signalisation ERTMS, qui devrait permettre de fluidifier le trafic et de désaturer la ligne.

Fragmentation du réseau et siphonnage des investissements publics

En PACA, le processus de mise en concurrence met en lumière trois risques majeurs qui pourraient valoir pour l’ensemble du réseau régional français. La concurrence pourrait récupérer les meilleurs morceaux du gâteau ferroviaire, mais aussi siphonner des investissements publics déjà insuffisants. Et le dernier risque n’est pas le moindre : celui de la fragmentation du réseau, par la multiplication des acteurs.

Un risque amplifié par la holding SNCF, qui prévoit de créer une nouvelle filiale dédiée à chaque fois qu’elle postule à un nouvel appel d’offres – l’Étoile azuréenne est sous la houlette de SNCF Sud Azur et non de SNCF Voyageurs. Or la définition même d’un réseau est qu’il ne peut être saucissonné et distribué sans coordination.

Il est essentiel que l’État et les régions jouent un rôle de chef d’orchestre afin de garantir la cohérence du réseau.

François Philizot, auteur d’un rapport gouvernemental sur les petites lignes

« La logique de cette filialisation est de faire croire aux régions qu’elles ne vont pas payer les frais de siège, explique Fanny Arrav, économiste et syndicaliste à l’UNSA. Qu’elles ne vont payer que pour leurs morceaux de ligne, comme elles le font pour leurs lignes de bus. Mais ça ne marche pas comme ça dans le ferroviaire. »

Qui va jouer le grand coordinateur ? Même le préfet François Philizot, fin connaisseur du rail et auteur en 2020 d’un rapport gouvernemental sur les petites lignes, l’ignore. « Dans le contexte d’ouverture à la concurrence, il est essentiel que l’État et les régions jouent un rôle de chef d’orchestre afin de garantir la cohérence du réseau », insiste-t-il.

Ce n’est pas la seule logique qui se cache derrière cette fragmentation du réseau français. Le découpage des lignes va permettre le transfert des cheminots dans les filiales des entreprises ferroviaires qui remporteront les appels d’offres. Ainsi, celles et ceux qui travaillent sur le Nice-Marseille porteront bientôt la casquette bleu ciel et rouge de Transdev.

Ils et elles pourront surtout perdre leur fameux « statut », au bout de quinze mois. « Ils auront bien sûr le choix, grince Téjédor, le cégétiste. Ils pourront aussi prendre la porte. »

Ils promettent de faire mieux, d’être à l’heure avec le même réseau délabré et les mêmes cheminots qui auront juste des casquettes différentes.

Rodolphe et Yves, cheminots et manifestants

Retour au centre de Marseille, devant le conseil régional de Paca, au cœur de la manifestation. Les nuages rouges des fumigènes montent vers le ciel, les mégaphones crachent contre la privatisation du rail, la sono joue Aya Nakamura dans un brouhaha digne d’un 1er mai.

Rodolphe* et Yves, cheminots et syndicalistes de père en fils, drapeau et gilet fluo, tiennent le pavé. Sans surprise, ils ne croient pas aux lendemains qui chantent : « Vous ne voyez pas l’arnaque ? Ils promettent de faire mieux, d’être à l’heure avec le même réseau délabré et les mêmes cheminots qui auront juste des casquettes différentes. »

Ce n’est pas totalement exact : le tronçon Nice-Marseille bénéficiera de rames neuves. Et pour les grèves ? Rodolphe s’esclaffe : « Vous avez vu les conducteurs de bus de Transdev ? Ils sont en grève depuis trois semaines ! Tous les dépôts sont bloqués. »


Cet article a préalablement été publié chez notre média partenaire, Médiapart.