22 juin 2023

Perenco au Gabon : révélations sur les pollutions cachées du numéro 2 du pétrole français

Ariane Lavrilleux
Ariane Lavrilleux
Rémi Labed
Rémi Labed
Photos et documents confidentiels à l’appui, Disclose et Investigate Europe révèlent l’existence de 17 pollutions au pétrole provoquées par le groupe Perenco au Gabon, entre 2019 et aujourd’hui. Plusieurs centaines de kilomètres carrés ont été souillés, dont des forêts primaires, des cours d’eau et des fonds marins.
« Je veux saluer les efforts qui ont été faits par le Gabon qui a su préserver sa forêt primaire. » Sa chemise blanche légèrement ouverte tranche avec le vert des arbres en arrière-plan. Ce 2 mars 2023, Emmanuel Macron se filme au milieu d’une forêt, à proximité de Libreville, la capitale du Gabon, en Afrique centrale. Le président français s’apprête à ouvrir le One Forest Summit, premier sommet mondial pour la protection des forêts tropicales, en compagnie de son homologue gabonais, Ali Bongo. « On a ici un trésor », s’enchante-t-il.

Au même moment, à moins de 200 kilomètres de là, sur les rivages du lac Anengué, du pétrole brut est en train de souiller une forêt tropicale, s’infiltrant dans la mangrove, infestant l’eau et les sols de cette région humide où vivent pêcheurs et cultivateurs de bananiers. Cette pollution, dont l’existence n’avait encore jamais été rendue publique, est le fait du premier producteur d’or noir au Gabon : le groupe pétrolier franco-britannique Perenco, spécialisé dans le rachat de gisements en fin de vie. Dans ce pays dirigé d’une main de fer par la famille Bongo depuis 1967, Perenco Oil and Gas Gabon, la filiale locale du groupe, possède quelque 270 gisements d’hydrocarbures. Chaque jour, le groupe extrait 100 000 barils, soit 40 % de la production nationale.

« La végétation est devenue noire, tous les poissons ont disparu »

La pollution causée par le numéro 2 du pétrole en France, derrière TotalEnergies, est due, selon nos informations, à la vétusté des installations de Rembo-Kotto, l’un de ses sites d’extraction : une vanne aurait lâché le 16 février 2023. « Plusieurs dizaines de milliers de litres de pétrole se sont écoulés jusqu’à la rivière et le marigot où les habitant·e·s puisent leur eau. La végétation est devenue noire, tous les poissons ont disparu »témoigne un employé de la société qui a requis l’anonymat par peur des représaillesIl a filmé les dégâts fin février, avant de les transmettre à Disclose et Investigate Europe (IE). 

Ce n’est pas la première fois que le site de Rembo-Kotto est à l’origine d’une importante pollution. Le 21 juin 2020, 20 barils d’hydrocarbures se sont déversés dans la rivière Missala, à proximité du lac Anengué, selon un rapport d’inspection de la direction générale de l’environnement et de la protection de la nature gabonais (DGEPN) obtenu par Disclose et IE. En cause, cette fois : un pipeline percé.

Ces deux épisodes de pollution survenus au cœur de la mangrove gabonaise sont loin d’être des événements isolés. D’après l’enquête de Disclose et IE, fondée sur des témoignages inédits, des documents confidentiels et les archives du défenseur de l’environnement Bernard-Christian Rekoula, le groupe Perenco est responsable d’au moins dix-sept pollutions dans le pays entre mars 2019 et mai 2023. À chaque fois, des mangroves, des zones forestières ou encore les fonds marins situés au large des côtes gabonaises ont été touchés. 

Le point en mer représente deux pollutions en 2019 et 2020.

Neuf des dix-sept cas que nous avons recensés ont été étudiés par la DGEPN, un service rattaché au ministère de l’environnement du Gabon. D’après ses conclusions, qui figurent dans un rapport daté de mai 2021 que nous nous sommes procurés, au moins 290 barils auraient ainsi été déversés dans la nature entre 2020 et le printemps 2021. 

Ledit rapport révèle que les accidents se sont multipliés au début de l’année 2021, se concentrant sur un rayon d’une dizaine de kilomètres carrés au sud de Port-Gentil, la capitale économique du pays. Cette année-là, le 17 janvier, une pompe à pétrole immergée dans une rivière s’est mise à fuir : cinquante barils de brut, soit l’équivalent de 8 000 litres, se sont déversés dans le cours d’eau et « ont migré vers la mangrove », atteignant les racines des palétuviers. Malgré la gravité de la situation, Perenco n’a mené « aucune action de dépollution », indiquent les auteurs du rapport. Interrogé par ces derniers, un responsable du groupe pétrolier s’est justifié en affirmant que l’origine de la fuite était due, selon lui, à un « acte de sabotage ». L’explication ne semble pas avoir convaincu ses interlocuteurs et interlocutrices. Dans un style très diplomatique, ceux et celles-ci émettent « des réserves compte tenu de la difficulté et de la dangerosité (H2S est un gaz toxique et mortel) d’intervenir sur [cette] pompe en fonctionnement ».

« À chaque catastrophe, Perenco camoufle les dégâts et menace les riverain·e·s»

Quelques jours plus tard, le 29 janvier 2021, c’est un pipeline qui cède en plein milieu d’un parc marin. « La surface impactée est estimée à 200 mètres carrés », notent les expert·e·s. Au cours de leur mission, ils et elles tombent sur un troisième incident annoncé par la présence de traces d’hydrocarbures près d’un puit « creusé par Total en 1982 et racheté par Perenco, qui n’a jamais été mis en production ». Selon le défenseur de l’environnement Bernard-Christian Rikoula, aujourd’hui réfugié en France à la suite de diverses menaces et intimidations, le gisement ne produisait pas assez pour les deux groupes, qui ont préféré l’abandonner en s’évitant des travaux coûteux de rebouchage. À charge pour les populations rurales d’en assumer les risques. Et de fermer les yeux.

« À chaque catastrophe, Perenco camoufle les dégâts et menace les riverain·e·s de ne plus les embaucher, voire de fermer le site s’ils ou elles lancent l’alerte », assure l’employé de la société pétrolière qui témoigne sous couvert d’anonymat. Selon Yves Onanga, un intérimaire remercié en novembre 2022 après avoir dénoncé des méthodes de « nettoyage » consistant, dit-il, à « creuser des trous pour enfouir les boues de pétrole qui n’avaient pas été enlevées », chaque opération de dépollution débuterait par un prérequis : la saisie des téléphones des employés. Car sans téléphone, pas de photos ou vidéos compromettantes.

Marées noires à répétition

Malgré les efforts de Perenco pour masquer les dégâts provoqués par son activité, certaines pollutions ont été observées depuis le ciel. Au printemps 2019, plusieurs fuites de pétrole ont ainsi été captées par l’agence gabonaise d’études et d’observations spatiales (AGEOS). Dans le bulletin d’information qu’ils publient deux ans plus tard, en janvier 2021, les ingénieurs en charge de la surveillance maritime disent avoir détecté, « une fois de plus », une nappe huileuse de 10,55 kilomètres carrés, liée à une plate-forme offshore appartenant à Perenco. « Les responsables ont commencé par nier puis ont fini par faire des réparations »témoigne auprès d’IE et Disclose un fonctionnaire de l’agence qui estime qu’environ 1 000 barils se sont répandus dans la mer en l’espace de deux jours. « Ils ont quand même continué de pomper alors que leur tuyauterie vieillissante nécessite d’immenses travaux de maintenance », poursuit-il. En l’espace de sept mois, les satellites de l’AGEOS vont repérer six autres fuites. À la fin de l’année 2019, la pollution couvre une surface de 85 kilomètres carrés, avant de s’étendre sur près de 160 kilomètres carrés l’année suivante. Depuis, la catastrophe aurait été résorbée. « Nous reconnaissons que des incidents liés à nos activités se sont produits par le passé au Gabon (…) Leurs effets ont été limités grâce aux méthodes de prévention et de réparation mises en place en collaboration avec les autorités locales », déclare un porte-parole de Perenco, joint par IE et Disclose, qui tient à souligner que des « actes de malveillance visant nos installations ont été assez fréquents ». 

Passe-droits

Dès la création du groupe Perenco, en 1992, la puissante et discrète famille Perrodo a misé sur le Gabon et ses immenses réserves d’hydrocarbure pour faire fortune. D’abord en rachetant des gisements en fin de vie exploités par Elf. Puis, en faisant l’acquisition, en 2017, de cinq champs pétroliers appartenant à Total. La société est alors devenue le premier producteur de pétrole du pays devant Total et Assala Energy. Cette position dominante a fait d’elle un acteur influent auprès des autorités gabonaises, dont un tiers du budget dépend des ressources pétrolières. Au point de bénéficier de passe-droits en matière de protection de l’environnement ? C’est ce que laisse supposer la lecture d’un audit réalisé en 2023 par le cabinet Moor Insight que IE et Disclose se sont procurés. En 2021, alors que Perenco aurait dû verser 478 millions de francs CFA de taxes (728 000 euros) à l’État gabonais au titre de la protection de l’environnement, la société n’aurait finalement versé que 200 millions de francs CFA (304 000 euros). Sollicité pour connaître les raisons d’une telle remise, le gouvernement gabonais n’a pas donné suite.
Fuite de pétrole dans une forêt gabonaise.Bernard-Christian Rekoula

Médaille et mise en examen

Outre les graves conséquences sur l’environnement, les pollutions générées par Perenco frappent aussi les populations locales. Qu’il s’agisse de leurs conditions de subsistance comme de leur état de santé. Pourtant, le numéro 2 du pétrole français ne se presse pas pour leur porter assistance, comme le révèle le rapport de la DGPEN, l’administration chargée de la protection de l’environnement. Trois semaines après le désastre du 17 janvier 2021 dans la mangrove d’Olendé, aux habitant·e·s qui se plaignent « d’irritations cutanées », la direction de Perenco Oil and Gas Gabon promet de réfléchir à « une caravane médicale », sans plus de précision. La riveraine la plus proche du cours d’eau contaminé doit se contenter des packs d’eau minérale « fournis régulièrement » par l’industriel. Quant aux pêcheurs qui réclament le remboursement immédiat de leurs filets de pêche englués de pétrole, la société réclame que des preuves lui soient adressées par « correspondance » afin d’examiner leurs dossiers. 

L’histoire se répète en novembre 2022, aux abords du même champ de pétrole CB-1 d’Olendé (voir carte). « Non seulement les villageois·es n’ont reçu aucune compensation pour la destruction de leurs ressources, mais en plus Perenco nous demande de faire le sale boulot », raconte Yves Onanga, pêcheur embauché pendant deux semaines pour nettoyer la dernière marée noire dans la lagune et plage d’Olendé

À défaut d’être dédommagé·e·s par Perenco, les habitant·e·s ont fini par se tourner vers la justice. Le 17 juillet 2021, l’industriel a été mis en examen par le tribunal de Port-Gentil pour pollution aux hydrocarbures. Mais la procédure est aujourd’hui suspendue à la réalisation d’un audit sur l’ensemble des pollutions causées par Perenco, qui a été réclamé par l’association citoyenne à l’origine de la plainte, le réseau citoyen des organisations libres pour la bonne gouvernance (ROLBG). En revanche, les pollutions à répétition n’ont pas entamé la confiance au plus haut sommet de l’État gabonais. Au contraire. Le 2 février 2023, Adrien Broche, le directeur général de la filiale gabonaise depuis un peu plus d’un an, s’est vu remettre la médaille de l’ordre national du mérite gabonais, en présence de l’ambassadeur de France, Alexis Lamek. Les cinq marées noires recensées depuis 2022 méritaient bien une décoration officielle.
Ariane Lavrilleux et Rémi Labed sont des journalistes d’investigation freelance pour Disclose.

#PerencoFiles est une enquête en cours soutenue par le IJ4EU Investigation Support Scheme.

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