Orpea poursuit ses liaisons dangereuses avec Lipany, sur fond de scandale financier

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Maxence Peigné || ""
Maxence Peigné
Leïla Miñano || ""
Leïla Miñano
22 septembre 2023
Orpea s'embourbe un peu plus dans sa relation avec la holding luxembourgeoise Lipany, au cœur d'une enquête pour abus de biens sociaux. Le groupe d'Ehpad lui a ouvert de nouveaux financements et les deux sociétés poursuivent leurs transactions immobilières, selon des révélations d’Investigate Europe (IE) et de Challenges.
Chez Orpea, les opérations mains propres – décidées après les scandales percutant le géant des Ehpad en 2022 - n'ont pas encore eu raison des partenaires encombrants. Le leader européen du grand âge poursuit sa sulfureuse relation avec Lipany, une société luxembourgeoise visée par une information judiciaire ouverte par le parquet de Nanterre le 29 juin 2023. 
 
Les révélations d’Investigate Europe et de Challenges montrent que le groupe a continué ses opérations financières et immobilières avec cette holding en dépit des procédures en cours et du discours de l’entreprise cotée en Bourse. Une source judiciaire au fait du dossier appuie : Lipany "pourrait être un véhicule de blanchiment et corruption […] Orpea pourrait en demeurer prisonnière car leurs liens capitalistiques sont difficiles à démêler".

Du plus mauvais effet pour le gestionnaire d’Ehpad, alors que l'Etat, via la Caisse des Dépôts, devrait en devenir l'actionnaire principal en y injectant 605 millions d'euros d'ici la fin de l'année.
 
Lipany appartient à Roberto Tribuno, un comptable italien de 60 ans, comme révélé par IE et Mediapart en mai 2022en mai 2022. L'ancien patron d'Orpea Italie agissait en étroite collaboration avec Sébastien Mesnard, l’ex-directeur financier du groupe. Dès 2009, les deux hommes ont mené une kyrielle d'opérations, permettant à la holding luxembourgeoise d'amasser plus de 96 millions d'euros d'actifs, principalement de l'immobilier d'établissements Orpea en Italie et en France.
 
Certaines de ces transactions ont poussé le géant de l'or gris à déposer plainte contre X en avril 2022. Sébastien Mesnard est limogé un mois plus tard. L’entreprise est alors formelle : "Sébastien Mesnard ne travaille plus pour la société et n'a plus d'accès à sa messagerie".
 

Orpea réhausse une ligne de crédit à 150 millions d'euros

 
Les nouveaux documents comptables consultés par IE et Challenges montrent que les liens entre Orpea, Mesnard et Lipany ne sont pas rompus. Le 5 juillet 2022, le groupe, via sa filiale italienne Casamia International, a rehaussé sa ligne de crédit en faveur de l'entreprise de Roberto Tribuno à hauteur de 150 millions d'euros, avec un taux d'intérêt dérisoire de 0,1%. Le plafond précédent n’est pas indiqué, mais 82 millions d’euros avaient déjà été utilisés au 31 décembre 2021. Aucune somme n’a été retirée l’année suivante.
 
Cette opération financière en faveur de Lipany arrive pourtant au moment où Orpea a besoin d’argent frais pour faire face aux multiples tempêtes et à un cours de Bourse plombé de 70% depuis le début des affaires. "Les dirigeants nous ont expliqué qu'ils devaient rembourser 55 millions d'euros [de fonds publics] à l'Etat à cause de leurs magouilles et qu’il n'y avait donc plus d'argent", s’insurge Kéline Sivadier, déléguée nationale CGT-Orpea.
Casamia International, une filiale d'Orpea, a rehaussé sa ligne de crédit en faveur de Lipany à 150 millions d'euros en juillet 2022.

Malgré l’exfiltration de Sébastien Mesnard décidée quelques mois plus tôt par le siège d’Orpea, l’ex-directeur financier est encore officiellement le président de Casamia International au moment de la validation de l'opération financière en faveur de Lipany le 5 juillet. Dès le lendemain, il n’est plus à la tête de l’organigramme de cette filiale. Contacté via ses avocats, il n’a pas répondu à nos sollicitations.
 
Sébastien Mesnard, a été placé en détention provisoire en juin 2023 aux côtés d'Yves Le Masne, l’ancien DG d’Orpea. Ces arrestations font suite à cette information judiciaire ouverte par le parquet de Nanterre pour abus de confiance, escroqueries, abus de biens sociaux, blanchiment en bande organisée et corruption. Selon nos informations, ils n’ont toujours pas été libérés.
 
"C’est extrêmement rare que des suspects en col blanc soient détenus", confie cette source judiciaire proche de l’enquête. Leurs domiciles ont par ailleurs fait l'objet de perquisitions "très fructueuses" au cours de l'été. L’instruction se penche notamment sur le rôle joué par Sébastien Mesnard auprès de Lipany.
 

Mystérieuses opérations immobilières d'Orpea

 
Au-delà des flux financiers, Lipany et Orpea ont poursuivi leurs affaires immobilières. Le 29 mars 2023, la première a vendu à la seconde la société française RSS Seniors+, qui disposait de parts majoritaires dans 13 résidences senior d’Orpea dans l’Hexagone. Ni le montant de la cession, ni l'identité du vendeur n’ont été divulgués par le groupe.
 
Schéma inverse, en Italie : au printemps dernier, deux établissements construits avec des fonds Orpea se sont affiliés à Comfortcura, le réseau d'Ehpad de Lipany. Basés à Venise et Milan, ils appartiennent à Rodevita, une firme sise au Grand-Duché, contrôlée à 55% par Roberto Tribuno et à 45% par Orpea. En 2018, cette dernière avait accordé à Rodevita un prêt sans intérêts de 20 millions d’euros, avec la validation de l'incontournable Sébastien Mesnard.
Les opérations financières entre Orpea et Lipany se sont poursuivies malgré les révélations sur leur relation douteuse.

Bien que le directeur financier déchu ait désormais été remplacé dans les filiales d'Orpea, il est toujours inscrit comme administrateur de deux sociétés de Lipany dans lesquelles le groupe a aussi des parts. Roberto Tribuno, quant à lui, demeure le dirigeant de plusieurs entreprises co-détenues par Lipany et Orpea et il siège au conseil d'administration de trois branches italiennes du gestionnaire de maisons de retraite, dont Casamia International. Joint par messages et par son avocat, il n'a pas donné suite à nos demandes.
 
Interrogée sur ses récents échanges avec Lipany, Orpea s’est bornée à dresser la liste des plaintes qu'elle a déposées contre X et contre ses anciens cadres. "Les sujets évoqués dans vos questions sont susceptibles de s’inscrire dans le champ des investigations (...) passées, en cours ou à venir", a précisé un porte-parole. "Par conséquent, Orpea réserve ses réponses à cet égard aux enquêteurs saisis."
 
Tandis que les ennuis judiciaires s’accélèrent pour son acolyte français, Roberto Tribuno paraît relativement épargné en Italie. En mars 2023, il a bénéficié d'un non-lieu dans une affaire de fraude aux financements publics à la maison de retraite ligurienne de Sant'Anna, propriété de Lipany. Au cours de l'année, il a même pu opacifier ses investissements italiens en les transférant à deux nouvelles entités luxembourgeoises créées par Lipany : Turbie SA et Simplon SA. Depuis le mois de juillet, Lipany n'apparaît ainsi plus comme l’actionnaire direct d'établissements Orpea.


Mise à jour, 26 Septembre 2022. Malgré nos prises de contact répétées avec Roberto Tribuno durant l'écriture de cet article, il ne nous a fait parvenir ses réponses qu'après sa publication : "Le renouvellement de la ligne de crédit avec le groupe Orpea était un simple acte formel et administratif sans aucun effet sur la position du crédit/dette", a-t-il commenté par email. "Je n'ai été ni contacté ni interrogé par les autorités françaises ou italiennes."

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