6 septembre 2023

Liberté des médias : à Bruxelles, la bataille pour protéger les journalistes européens fait rage

Sigrid Melchior || ""
Sigrid Melchior
Harald Schumann || ""
Harald Schumann
Face à la menace grandissante pesant sur le pluralisme et la liberté des médias en Europe, un débat essentiel se dessine autour du European Media Freedom Act, un texte législatif pour sanctuariser le secteur. Les États membres, comme souvent particulièrement timorés, ont adopté une position peu ambitieuse, voire potentiellement dangereuse. Les espoirs se portent désormais sur le Parlement européen pour rétablir une ambition à la hauteur des enjeux : protéger la liberté de la presse et in fine la démocratie.
Sofia Mandilara adore son travail. Journaliste de l’agence de presse grecque Amna, elle est « en première ligne sur les événements importants ». Pourtant, de son propre aveu, tout ce qui se passe en Grèce « n’est pas forcément rapporté ». Amna appartient en effet à l’État et, de fait, suit à la ligne les instructions du Premier ministre, Kyriakos Mitsotakis.

Récemment, ses supérieur·e·s ont par exemple coupé les citations de deux juges de la Cour suprême qui s’étaient prononcé·es contre un projet de loi du gouvernement. Les conséquences de ce type de censure sont dramatiques, car une grande partie des médias grecs reprennent les informations de l’agence de presse nationale.
Même son de cloche à la Rai, le groupe audiovisuel public italien. Avec plus de 10 000 employé·e·s, la Rai joue un rôle majeur dans la formation de l’opinion publique. Mais elle est de plus en plus sous l’influence du gouvernement populiste de droite italien. Immédiatement après son entrée en fonction en octobre 2022, la Première ministre Giorgia Meloni a, par exemple, fait entrer ses partisan·e·s à plusieurs postes de direction. En outre, l’émission de Roberto Saviano, le célèbre auteur anti-mafia, a tout bonnement été supprimée après qu’il a eu des démêlés avec Meloni.  « Tout le système est bâillonné, les critiques ne passent tout simplement plus​», témoigne Daniele Macheda, secrétaire du syndicat majoritaire de la Rai.

En France la menace ne vient pas de l’État, mais de l’homme d’affaires Vincent Bolloré qui s’est emparé du Journal du Dimanche, racheté par son groupe Vivendi. En dépit d’une grève de 6 semaines, sa rédaction s’est vu imposer un changement radical de ligne éditoriale. Direction : l’extrême droite. En plaçant à sa tête Geoffroy Lejeune, l’ancien chef du journal populiste Valeurs Actuelles, le JDD accueille désormais des plumes de RT France, chaîne de propagande prorusse, suspendue depuis l’invasion de l’Ukraine.


La rédaction du Journal du Dimanche est entrée en grève suite à l'annonce du changement de directionShutterstock

Une situation « désespérée​»

La « situation (est) désespérée », déclare sans ambages Věra Jourová la vice-présidente de la Commission européenne chargée des valeurs et de la transparence, à Investigate Europe.  À ses yeux, les médias sont «​ceux qui gardent les politicien·ne·s sous contrôle. Si nous voulons que les médias remplissent leur rôle (…), nous devons mettre en place un filet de sécurité européen.» Ainsi, elle pousse pour la prompte adoption du European Media Freedom Act, présenté il y a un an, cette proposition de règlement pour le pluralisme et l’indépendance des médias, dont IE vous avait relaté la potentielle dérive induite par les États membres sur l’article 4, dans une édition précédente.

Le texte prévoit d’instaurer un système de nominations transparentes aux postes de direction de médias, prévient les révocations abusives et assure la transparence dans l’allocation de fonds publics à des fins publicitaires. Le texte, dans sa forme initiale, garantit également la liberté éditoriale des rédacteurs et rédactrices en chef, oblige les propriétaires de médias à divulguer leurs conflits d’intérêts, interdit l’espionnage des journalistes, et crée un conseil d’évaluation composé de représentant·e·s des autorités de contrôle nationales pour veiller à la conformité des États membres avec les règles européennes.

Des avancées incontestables ? Oui, seulement si ces propositions sont maintenues à l’issue des négociations, qui n’en sont qu’à mi-parcours d’un long processus de négociation législatif.

Une fois que les deux institutions auront arrêté leur position respective, celles-ci devront encore s’accorder autour d’un texte commun à l’issue de pourparlers et compromis qui seront certainement difficiles.

La Commissaire européenne Věra Jourová se bat pour faire passer cette loi hisrtorique qui "protègerait la pluralité et l'indépendance des médias"European Parliament

Le rôle trouble de certains États membres

Ce projet de règlement, qui aurait dû aller de soi dans tous les États d’une Europe démocratique, s’est en effet heurté à une résistance massive de la part de la Hongrie et de la Pologne, mais aussi de l’Autriche et de l’Allemagne.
Selon les procès-verbaux des négociations législatives au sein du Conseil de l’UE, obtenus par Investigate Europe, pour ces pays, l’EMFA remet en cause «la souveraineté culturelle des États membres ».

Ces quatre gouvernements souhaitaient l’adoption d’une directive plutôt qu’un règlement pour garder une marge de manœuvre lors de la transposition des règles européennes. Cette demande n’a finalement pas trouvé de réel écho au sein du Conseil, mais plusieurs autres amendements controversés ont été adoptés malgré tout par ces derniers.

Ainsi, la majorité, sous l’impulsion de la France, a soutenu une modification visant à autoriser l’utilisation possible de logiciels espions contre les journalistes au nom de la sécurité nationale, comme l’a révélé Investigate Europe. Une position qui a suscité bien des émois chez les associations de journalistes et au sein du Parlement européen.

Des positions très divergentes

Les parlementaires européen·ne·s doivent arrêter leur position début octobre, ce qui permettra d’ouvrir les négociations avec le Conseil. Mais les discussions risquent de trébucher sur deux questions centrales lors des débats avec les États membres.

Premièrement, les eurodéputé·e·s sont contre le régime dérogatoire permettant la surveillance des journalistes. Sur ce point, les choses sont claires selon Jourová :  « la bonne volonté s’arrête là où nous pourrions aggraver la situation des journalistes ». En d’autres termes : si les gouvernements insistent sur leur position liberticide, la Commission pourrait retirer sa proposition législative.
Deuxièmement, l’article six, qui oblige les propriétaires de médias à respecter la « liberté éditoriale », est également très controversé. Les États membres souhaitent affaiblir considérablement cette disposition en n’accordant cette liberté que « dans le cadre de la ligne éditoriale » fixée par les propriétaires de médias.

Si cet amendement passait, le règlement ne permettrait plus de contrecarrer les agissements d’État ou de propriétaires peu scrupuleux.

Toutefois, si le texte passe tel quel, le règlement constituerait « une base fiable » pour les procès contre la restriction de la liberté des médias, « qui jusqu’à présent n’ont eu absolument aucune chance dans de nombreux pays », assure Jourová. Les jeux d’influence directe sur les médias de service public par le biais de la nomination de responsables politiquement affiliés, comme on le voit en Grèce ou en Italie, par exemple, ne seraient plus conformes.

« L’État ne doit pas interférer dans les décisions éditoriales », martèle Jourová. Si un État membre ne se conforme pas à la loi, la Commission pourrait ouvrir une procédure contre le gouvernement pour violation des traités européens. Et si les violations se poursuivent, cela pourrait « conduire à des sanctions financières très graves de la part de la Cour de justice de l’Union européenne », met-elle en garde.

Les journalistes eux et elles-mêmes pourraient aussi poursuivre les gouvernements ou les propriétaires de médias privés devant les tribunaux nationaux pour censure ou surveillance de leur part, explique la commissaire. «​C’est précisément à cause de ces cas possibles que nous insistons sur le fait qu’il doit s’agir d’un règlement directement applicable. Ainsi, les journalistes peuvent s’appuyer sur la formulation correcte de la loi​», précise-t-elle. « L’objectif principal est de les protéger contre les interférences dans leur travail par le harcèlement provenant (…) du propriétaire ou de l’État. »

On peut toutefois se demander si le texte peut contribuer à inverser le déclin de la diversité des médias dans certains États d’Europe de l’Est gouvernés par les populistes de droite.

Le gouvernement de Viktor Orbán en Hongrie a depuis longtemps mis en place un étranglement économique progressif des médias indépendants. Les contrats publicitaires de l’État ont été retirés aux médias indépendants, obligeant également les annonceurs commerciaux à suivre cette voie.

Une lueur d’espoir

Cela deviendrait illégal si l’EMFA était adopté, le droit européen l’emportant sur la législation nationale. Mais les doutes subsistent. « Peut-être que la Hongrie est un peu immunisée maintenant », admet la commissaire Jourová. Avant d’ajouter une note d’espoir prophétisant que le pays «ressentira tôt ou tard l’impact politique » du nouveau règlement.

Comment ? Le texte prévoit par exemple la mise sur pied d’un « comité européen pour les services de médias », composé d’experts des médias des Vingt-sept États membres de l’Union européenne.

Bien que le conseil ne puisse décider à la majorité que des évaluations sans conséquences juridiques, Jourová s’attend à ce que les pays dont le conseil certifie qu’ils restreignent la liberté des médias » perdent « leur réputation internationale, à laquelle la plupart des gouvernements sont très sensibles. »

Cela pourrait exercer une pression sur les nationalistes de droite en Pologne, espère pour sa part Roman Imielski, directeur adjoint de Gazeta Wyborcza, le dernier grand journal indépendant du pays. Le gouvernement du Premier ministre Mateusz Morawiecki a fait de la télévision publique et de l’agence de presse nationale « une machine de propagande à la russe », qualifiant tous les critiques de « traîtres à la nation et de conspirateurs», selon Imielski.

La Pologne a cédé face au gouvernement américain lorsque le gouvernement a essayé de forcer la vente de la chaîne TVN, critique à l’égard du gouvernement et propriété du groupe américain Warner Bros, à un acheteur polonais. Sous la pression de Washington, le président polonais s’y est finalement opposé.
Reste à savoir si le futur règlement arrivera avoir la même force de persuasion que la pression politique et économique américaine.

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