16 mai 2024

Coût de la vie : quand l’inflation dissimule la gloutonnerie des entreprises

Pascal Hansens
Pascal Hansens
Attila Kálmán
Attila Kálmán
Entre 2022 et 2023, les dirigeants européens ont tenté tant bien que mal de freiner l’inflation galopante, avec un relatif succès. Surtout, rien n’a été fait, ou si peu, sur le front de la « greedflation », cette pratique consistant pour certaines entreprises à profiter de la crise pour augmenter leurs prix artificiellement. Une faute politique qui pourrait coûter cher aux partis de gouvernement lors des élections européennes de juin, alors que le coût de la vie demeure au cœur des préoccupations des citoyens.
Si l’on en croit les statistiques, la crise de l’inflation en Europe est derrière nous. Les taux ont drastiquement chuté depuis 2022, où les prix avaient atteint des sommets. L’OCDE a ainsi déclaré en mai que l’inflation « diminuait plus rapidement que prévu et que la confiance du secteur privé s’améliorait ». Pour les citoyens européens, le coût exorbitant de la vie reste pourtant une triste réalité

Frédéric Bernard*, la soixantaine, vit à Saint-Mandé dans le Val-de-Marne. Bien qu’il fasse partie de la classe moyenne, il est frappé de plein fouet par la cherté des biens et services. « C’est bien simple, mes factures de gaz et d’électricité ont clairement augmenté de 35 % ». Comptable de formation, il a commencé à suivre au plus près ses dépenses en tenant un tableur Excel mensuel.

En Grèce, le constat est le même. « J’avais l’habitude d’acheter de la feta à 7-8 euros le kilo, maintenant elle est à 14 euros. Bien sûr, je ne l’achète pas à ce prix, je fais la chasse aux offres spéciales et je vais dans plusieurs supermarchés chaque semaine », explique Maria Pavlou*, la soixantaine passée, qui travaille comme femme de ménage à Athènes. Selon elle, de nombreux Grecs ont changé leurs habitudes d’achat en raison de l’inflation élevée et doivent maintenant faire le tour de la ville à la recherche de bonnes affaires.

La situation est bien plus inquiétante en Europe centrale et orientale. « Les gens achètent vraiment moins et pourtant paient plus cher. Beaucoup sont nerveux et tendus lorsqu’ils règlent leurs achats en caisse, certains pestent même », déclare Réka Horváth*, caissière de supermarché à Budapest. Ce n’est pas étonnant, la Hongrie connaît l’inflation alimentaire la plus élevée d’Europe, avec des prix qui ont presque doublé depuis 2020.
Un client dans un marché déserté de Budapest, en janvier 2023. La Hongrie a été le pays d'Europe où l'inflation des denrées alimentaires a été la plus élevée.Shutterstock

Dans l’ensemble de l’Union, l’inflation annuelle a atteint un niveau record de 11,5 % en octobre 2022, loin au-dessus de l’objectif de 2 % de la Banque centrale européenne. L'origine de cette hausse effrénée des prix : tension sur les marchés après la pandémie, invasion russe de l’Ukraine, ou encore les entreprises qui profitent de l’inflation généralisée pour augmenter artificiellement leur prix.

Dans un tel contexte, il n’est pas surprenant que la pauvreté et le coût de la vie figurent en haut des priorités des citoyens lors des élections européennes de juin, selon un sondage Eurobaromètre. Des millions de personnes restent préoccupées par le logement, l’emploi et les dépenses quotidiennes. Les partis nationaux l’ont bien compris et en ont fait un cheval de bataille en vue des élections européennes, notamment l’extrême droite. En janvier encore, Jordan Bardella, candidat du Rassemblement national, déclarait ainsi que le coût de la vie constituait l’un des grands enjeux des élections, « l’une des grandes angoisses non traitées » des citoyens. « L’inflation est un mur devant lequel des millions de Français (…) ne peuvent plus faire face ».

Des initiatives nombreuses, mais souvent insuffisantes


Pourtant, les initiatives gouvernementales n’ont pas manqué, mais se sont souvent montrées insuffisantes. Il faut dire que la cible était particulièrement mouvante. L’inflation a changé de nature très rapidement. D’abord énergétique en raison du conflit russo-ukrainien, celle-ci s’est déportée sur les denrées alimentaires et finalement sur les services.

Les pays, principalement d’Europe centrale et orientale,  les plus dépendants du gaz russe ont connu les plus fortes augmentations des prix de l’énergie. Dans le même temps, les salaires n’ont pas augmenté à un rythme similaire. Seuls la Belgique (2,9 %) — où les salaires sont entièrement indexés sur l’inflation — et les Pays-Bas (0,4 %) ont vu les salaires horaires réels augmenter entre les premiers trimestres 2022 et 2023. La baisse des salaires réels va de 0,8 pour cent au Luxembourg à 15,6 pour cent en Hongrie.

Il y a de nombreuses raisons à cela. L’une d’entre elles, non négligeable, est le manque de couverture des travailleurs par les conventions collectives, selon Nicolas Schmit, commissaire européen chargé de l’emploi et des droits sociaux. Une directive européenne récemment adoptée fixe ainsi pour objectif de couvrir 80 % des travailleurs par un accord collectif. Schmit, qui brigue la présidence de la Commission européenne en juin, estime que l’indexation des salaires, comme en Belgique et au Luxembourg, pourrait être une solution, mais que celle-ci présente des limites et ne peut être appliquée à toutes les situations.

J’avais l’habitude d’acheter de la feta à 7-8 euros le kilo, maintenant elle est à 14 euros

Maria Pavlou*, Athènes

En janvier 2023, l’Espagne a réduit la TVA sur les aliments de base de 4 % à 0 %. Une mesure que d’autres gouvernements ont essayé de mettre en place, notamment ceux de la Pologne, de l’Italie ou du Portugal. Une autre mesure courante pour lutter contre l’inflation alimentaire a consisté dans le plafonnement des prix, notamment en Hongrie. Sans grand succès, car les supermarchés ont récupéré les bénéfices perdus par des majorations sur d’autres produits non plafonnés.

Le gouvernement grec a trouvé une troisième voie. En ce qui concerne les prix des supermarchés, l’une des mesures les plus efficaces contre l’inflation a été l’interdiction pendant trois mois de la promotion de ventes de produits dont le prix avait récemment augmenté. Les entreprises ont renoncé aux augmentations de prix de peur de perdre des parts de marché.

Les prix du gaz et du pétrole étant devenus incontrôlables, presque tous les gouvernements ont également réglementé le coût des carburants, que ce soit par un plafonnement des plafonds des prix (Hongrie à nouveau), par avec des remises (Allemagne, Espagne), ou des réductions de la TVA (Italie, Pologne). Ces mesures cruciales ont été salutaires pour les ménages, mais au prix d’un endettement très important. 
Les récentes manifestations d'agriculteurs en Europe ont été en partie motivées par les pressions exercées sur les prix.

Des employés et des syndicats protestent contre la fermeture d'une usine Stellantis à Turin, en Italie, en avril 2024.

Surtout, l’inflation reste avant tout un phénomène parfaitement inégalitaire entre classes sociales. Les plus pauvres restent les premiers concernés, comme le montrent les chiffres de l’extrême pauvreté. Depuis 2021, la situation s’est considérablement aggravée dans la plupart des pays d’Europe pour les plus pauvres. En Espagne et en Grèce, une personne sur cinq ne peut pas répondre à ses besoins utilitaires de base.

« L’autre problème que vous avez en Grèce et dans l’Union européenne, c’est que l’inflation est plus élevée pour ceux qui ont des revenus plus faibles », explique l’eurodéputé grec Georgios Kyrtsos. « Parce qu’ils dépensent tout leur argent pour le logement, l’énergie et la nourriture ».

Quand l’inflation masque les profits


Mais les deux dernières années n’ont pas été mauvaises pour tout le monde. De nombreuses entreprises et leurs actionnaires ont prospéré. Les principales entreprises françaises, qui composent l’indice du CAC 40, ont célébré une année record en 2023, avec des bénéfices combinés de 153,6 milliards d’euros. Selon la Confédération européenne des syndicats (CES), la part des bénéfices a augmenté dans l’ensemble de l’UE de 4 % depuis le début de la pandémie de Covid. Les paiements de dividendes aux actionnaires ont augmenté jusqu’à 13 fois plus vite que les salaires.

Cela peut s’expliquer en partie par un angle mort majeur dans les politiques nationales:  la lutte contre la « greedflation ». Ce terme anglais, maladroitement traduit en français par la dénomination « cupideflation », consiste pour une entreprise à profiter de l’inflation afin d’augmenter ses prix de vente sans qu’il y ait forcément une corrélation avec une hausse des coûts de production.

Les entreprises européennes ont jusqu’à présent été davantage protégées que les travailleurs du choc défavorable des coûts 

Fonds monétaire international

En juin dernier, Christine Lagarde, présidente de la Banque centrale européenne, avait lors d’un échange avec les eurodéputés déjà tiré la sonnette d’alarme sur le phénomène. Elle avait à ce titre pointé du doigt les secteurs de l’agriculture, de la construction et des services et le manque d’action des autorités de la concurrence. « Ces secteurs en ont profité pour répercuter entièrement les coûts sans comprimer les marges, et pour certains d’entre eux, pour pousser les prix plus haut que la simple répercussion des coûts », a-t-elle ajouté.

Dans la zone euro, les profits ont à un moment contribué jusqu’à 45 % des hausses de prix en 2022 et 2023, selon une note d’information publiée en juin dernier par le Fonds monétaire international. « Les entreprises européennes ont jusqu’à présent été davantage protégées que les travailleurs du choc défavorable des coûts », estiment les auteurs.
La greedflation est bien plus forte que l’inflation induite par les salaires, explique l’économiste française Jézabel Couppey-Soubeyran, pour qui ce phénomène est également dû à la concentration des marchés, qui est une tendance de fond, notamment dans les secteurs de l’énergie, de l’alimentation et de la banque. « Ce que l’on constate depuis quelques années, c’est que les entreprises, notamment dans le secteur de la distribution, répercutent les hausses de prix sur leurs prix de vente. C’est ce problème que nous devons prendre en compte et essayer de limiter. Les États membres ne se sont pas vraiment emparés du problème. » 

Le problème est pourtant bien connu par les exécutifs européens. Le 22 mars 2023, le président français Emmanuel Macron s’en est pris au « cynisme » de ceux « qui font des revenus tellement exceptionnels qu’ils en arrivent à utiliser cet argent pour racheter leurs propres actions ». Il avait alors promis de mettre en place une « contribution exceptionnelle » pour que « les travailleurs puissent bénéficier » de ces rendements démesurés. Même chose en Grèce où le Premier ministre Kyriakos Mitsotakis a également dénoncé la « greedflation », déclarant que son pays n’était « pas une république bananière ». 

Mais les actions concrètes ont rarement suivi, et les mécanismes de contrôle se sont montrés la plupart du temps défaillants. Investigate Europe a passé en revue les mesures nationales et a constaté qu’aucune mesure claire n’avait été prise pour enrayer le phénomène, sauf dans le secteur de l’énergie. Et pour cause, en 2022, l’UE avait adopté un règlement d’urgence pour faire face aux prix élevés de l’énergie, fixant une contribution de solidarité temporaire obligatoire sur les excédents des énergéticiens. Mais cette mesure a pris fin en décembre 2023. 
Pourquoi rien n’a-t-il été fait pour mettre un terme à ce phénomène ? La question des profits dans l’inflation « a été quelque peu perdue », comme l’a reconnu la présidente de la BCE devant les parlementaires européens. La raison, selon elle, est simple : « Nous n’avons pas autant et d’aussi bonnes données sur les profits que sur les salaires ». 

Pour Ester Lynch, secrétaire générale de la Confédération européenne des syndicats, la raison est assez simple : les politiques ne sont pas tous d’accord sur le fait que ce « greedflation » a fortement impacté les citoyens. « Je pense que (…) les personnes que les gouvernements écoutent peuvent expliquer cette inappétence gouvernementale à agir contre les profits excessifs », nous confie-t-elle. « Certes du côté des travailleurs, nous avons été inflexibles et nous avons fait pression… mais il n’y avait pas le même sentiment d’urgence de la part des gouvernements. »

Le commissaire européen Schmit met en garde contre une simplification excessive de la question. Mais, dans tous les cas, le candidat tête de liste des sociaux-démocrates européens, pense que les entreprises devraient payer leur « juste part » et payer des impôts sur les superprofits pour investir dans la transition verte et les industries de défense : « Nous parlons de milliers de milliards d’euros si nous prenons les chiffres pour les 10 prochaines années », a-t-il rappelé en référence notamment à la transition verte.

Le calme avant la tempête


Certes, à l’heure actuelle, les perspectives sont positives : l’inflation est retombée à environ deux pour cent, en grande partie grâce aux baisses des prix de l’énergie. « L’inflation baisse plus vite que prévu initialement et la confiance du secteur privé s’améliore », évalue l’OCDE dans un rapport publié en mai. Même constat dans une note d’avril, où la BCE estime que des efforts sont encore à faire pour réduire les profits et limiter l’inflation à 2 %.

Est-ce dire que la tempête est derrière nous ? estime que si l’inflation semble se stabiliser, il est prématuré de déclarer sa fin. « Si nous ne luttons pas contre la partie structurelle, à savoir contre le changement climatique et l’abandon progressif des combustibles fossiles, nous resterons exposés à la volatilité des prix », selon elle. 

En décembre, le Parlement européen a rejeté une résolution qui proposait la mise en place d’une taxe temporaire de solidarité sur les « profits indus et excessifs ». La résolution a échoué de peu — 282 voix pour et 300 contre. L’opposition est venue principalement des conservateurs et de l’extrême droite — ces mêmes partis qui ont actuellement le vent en poupe et pourraient bien arriver en force lors des élections de juin.

* Tous ces noms sont des pseudonymes.

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