12 avril 2024

Délaissée, l’Europe rurale se tourne vers l’extrême droite

Marta Portocarrero || ""
Marta Portocarrero
Paulo Pena || ""
Paulo Pena
Lorenzo Buzzoni || ""
Lorenzo Buzzoni
Les partis d’extrême droite sont en passe de remporter une large victoire lors des élections européennes de juin. Le soutien aux populistes est en hausse, notamment dans les communautés rurales, alors qu’une « géographie du mécontentement » balaie le continent.
Cet article fait partie de EU under pressure, une série d’articles consacrée aux enjeux principaux des élections européennes de juin 2024.

À première vue, São Vicente e Ventosa est un cadre improbable pour une révolution politique. Ce village paisible avec ses bâtiments blanchis à la chaux et ses toits d’argile, semblable à tant d’autres dans les régions rurales du Portugal, est habité par une population vieillissante qui vit essentiellement de l’agriculture. Pourtant, cette commune est devenue le symbole de la montée en puissance du vote en faveur de l’extrême droite dans le pays.

Près de la moitié de ses 730 habitants ont voté pour le parti populiste Chega lors des élections législatives en mars dernier. Dans le département d’Elvas, où se trouve cette petite commune voisine de la frontière espagnole, 36 % des électeurs se sont tournés vers Chega. Au niveau national, le parti nationaliste a obtenu 18 % des voix et un nombre record de sièges au parlement.

Le maire du village, João Charruada, est socialiste, mais n’est pas surpris par ce rejet de la politique qui s’est traduit dans les urnes. « Les gens sont dégoûtés par le gouvernement », explique l’homme de 38 ans, qui partage ses bureaux avec le relais-postal et le centre communautaire. « Ici nous sommes dans une région agricole, les conditions de vie ne sont pas les mêmes que dans la capitale, à Lisbonne ».
João Charruda est le maire de São Vicente e Ventosa. Crédit : Investigate Europe

Presque la moitié des 730 résidents ont voté pour le parti d'extrême droite, Chega, aux élections législatives en mars dernier.

On retrouve ce sentiment dans toute l’Europe. Investigate Europe (IE) a scruté les résultats électoraux dans 11 pays de l’UE, et notre analyse montre une tendance claire : les partis d’extrême droite réalisent des scores records dans les régions rurales. Les journalistes d’IE se sont rendus dans quatre de ces communautés pour comprendre ce qui pousse leurs électeurs et les électrices à se ranger derrière ces partis réactionnaires. 

Une vaste « géographie du mécontentement » se développe dans ces régions européennes à l’abandon depuis longtemps, ainsi que dans de nombreuses petites villes et zones rurales », indique ainsi un rapport remis en février à la Commission européenne par un groupe d’experts composé d’universitaires, de réprésentant.es politiques et de porte-paroles de la société civile. « Le sentiment de désespoir n’est pas seulement dû aux difficultés économiques, il est aussi provoqué par l’impression de ne pas avoir les mêmes droits politiques et d’être socialement aliéné ».

Ce sentiment d’isolement, tant géographique que politique, n’est pas propre aux zones rurales, mais il y est souvent amplifié. Chega, l’AfD en Allemagne, le PVV aux Pays-Bas, le Rassemblement national en France et d’autres ont attisé ces sentiments afin de gagner un électorat plus large, qui n’est pas seulement séduit par ses positions anti-immigration et rigides sur le plan social. 

Cette poussée de l’extrême droite européenne a également été soutenue par d’autres facteurs. Que ce soit l’érosion de l’électorat des partis politiques traditionnels ; la perte d’influence des mouvements de gauche encore marqués par les crises financières passées ; un paysage médiatique favorable ou encore leur capacité à polariser les opinions sur une prétendue « guerre culturelle » à l’œuvre.
« Ce n’est pas le fait de vivre dans une zone rurale et d’être personnellement délaissé qui est associé au vote pour la droite radicale, explique le politologue Pedro Magalhães, co-auteur l’année dernière d’un article sur le vote au Portugal. “C’est le fait que la région dans laquelle on vit est négligée par le gouvernement et ses politiques publiques. C’est ce sentiment qui est à l’origine du soutien à la droite radicale ».

« Ce malaise, selon le rapport envoyé à la Commission européenne, n’est pas simplement une toile de fond, mais un moteur fondamental du soutien croissant aux idéologies qui cherchent à saper l’UE ou, dans leur forme la plus radicale, prônent sa disparition ».

L’un de ces partisans est le néerlandais Geert Wilders, un eurosceptique récemment décrit par le site Politico comme « le pire cauchemar de l’UE ». Son parti d’extrême droite, le Parti pour la liberté (PVV), a remporté le plus grand nombre de voix lors des élections législatives de novembre, avec 25 % des suffrages, et devrait être le premier parti néerlandais à Bruxelles en juin.
Le PVV, le parti de Geert Wilders's a remporté le plus grand nombre de suffrages aux dernières élections législatives, en novembre dernier.Shutterstock

Dénoncé par beaucoup pour sa rhétorique incendiaire et ses politiques islamophobes passées, Wilders a réussi à attirer des millions d’électeurs, souvent dans les zones rurales, en s’appuyant sur leurs préoccupations quotidiennes ainsi que sur un discours anti-immigration. C’est notamment le cas à Sint Willebrord, une ville tranquille proche de la frontière belge, où paissent moutons et chevaux et où les rues sont bordées de cottages aux jardins bien entretenus. Ici, près des trois quarts des 9 300 habitants ont voté pour lui. Dans le département de Rucphen, où se trouve cette commune, le pourcentage est au total de 53 %, le score le plus fort du parti à l’échelle nationale.

« Nous sommes une communauté assez fermée, composée de travailleurs acharnés, de constructeurs de maisons et d’entrepreneurs », explique Jan Roks, mécanicien dans la ville depuis 40 ans. « Je n’ai pas voté pour le PVV, mais je comprends pourquoi les gens soutiennent Wilders ».

Manuela Lambrechts, propriétaire d’une boulangerie sans gluten, explique que la popularité de Wilders auprès des habitants tient en partie au fait que « c’est une personne normale, une personne comme nous ». Les préoccupations concernant le logement et les services publics ont également été des sujets fédérateurs. « Les jeunes Néerlandais ne peuvent pas quitter leur domicile parental parce qu’il n’y a pas de maisons disponibles et que les rares maisons qui le sont sont trop chères. Wilders veut lutter contre le manque de logements en stoppant l’immigration », ajoute Lambrechts.
Manuela Lambrechts, propriétaire d'une boulangerie à Sint Willebrord. Crédit : Investigate Europe

La ville de Sint Willebrord près de la frontière belge.

Près des trois quart des habitants de Sint Willebrord ont voté pour pour le PVV.

Geert Lambregts, porte-parole du PVV.

Aux Pays-Bas, le solde migratoire atteindra plus de 220 000 personnes en 2022, soit une multiplication par 10 en 20 ans. Le sujet a dominé la campagne électorale et c’est l’une des raisons pour lesquelles Geert Lambrechts a voté pour Wilders. Il insiste sur le fait que les habitants de la ville qui ont voté comme lui « ne sont pas racistes », mais qu’ils pensent que « l’immigration doit être contrôlée et que seuls ceux qui fuient la guerre devraient entrer aux Pays-Bas », déclare-t-il lors d’une pause après une partie de billard dans le bar de la rue principale.

« Le discours de l’extrême droite néerlandaise consiste à dire “reprenez le contrôle, zéro immigration”, en promettant que cela résoudra tous les problèmes, ce qui est un mensonge. Nous savons que c’est un mensonge, mais c’est une histoire facile. Une histoire que les gens veulent croire », explique Tom Theuns, professeur de politique à l’université de Leiden.

« La propension à voter pour un parti d’extrême droite diminue avec l’augmentation de l’offre de services publics »

— Tom Theuns, Leiden University

Au Portugal, l’ascension rapide de Chega, un parti créé en 2019, s’explique par des promesses populistes de réduction des impôts, d’augmentation des retraites et de lutte contre la corruption. Son leader, André Ventura, a également attisé les craintes des minorités en tenant des propos incendiaires sur la communauté rom et les personnes exilées.

Almerindo Prudencio intervient dans des écoles d'Elvas pour améliorer les relations avec la communauté rom. Crédit : Investigate Europe

Les habitants d'Elvas, une ville inscrite au patrimoine de l'Unesco, célèbre pour son histoire militaire, a massivement voté pour Chega. Crédit : Shutterstock

« La propension à voter pour un parti d’extrême droite diminue avec l’augmentation de l’offre de services publics et de la proportion d’immigrants », écrit Jonna Rickardsson, universitaire suédoise et autrice de « Les conséquences de la fracture ville-campagne dans le soutien au populisme d’extrême droite » (« The urban-rural divide in radical right populist support »). « Les personnes vivant dans des zones en déclin et ayant moins accès aux services publics sont susceptibles de réagir à la détérioration de leur situation en votant pour l’extrême droite. »

À l’intérieur du bâtiment municipal de São Vicente e Ventosa, un groupe de travailleurs agricoles originaires d’Asie du Sud, venus cueillir des olives, sont en train de finaliser leurs documents administratifs. Il n’y a pas si longtemps, rappelle fièrement un agent municipal, le village a aidé des ouvriers marocains qui avaient été escroqués par leur patron, en collectant des vêtements et de la nourriture à leur attention. Le maire João Charruadas insiste sur le fait que le succès de l’extrême droite dans sa commune n’est pas alimenté par la xénophobie, mais croit plutôt que l’amélioration de la vie quotidienne — notamment l’accès aux services publics, permettra un changement d’orientation politique. 

« Il n’y a qu’un seul bus pour Elvas [à 10 kilomètres], le matin et l’après-midi, et les personnes qui ont besoin de soins de santé doivent s’y rendre souvent. Il est plus rapide pour un habitant d’Elvas de se rendre à Madrid, à plus de 400 kilomètres, qu’à Lisbonne (200 km). La maternité d’Elvas a fermé il y a une vingtaine d’années. La plus proche se trouve aujourd’hui en Espagne.

« La propension à voter pour un parti d’extrême droite diminue avec l’augmentation de l’offre de services publics et de la proportion d’immigrants »

— Jonna Rickardsson

En France, le Rassemblement national est aussi en train de conquérir ce même type d’électorat. Le parti de Marine Le Pen est favori pour les élections de juin et elle a promis de s’attaquer à la bureaucratie « autoritaire » de Bruxelles. Cette tactique pourrait s’avérer payante, car les groupes d’extrême droite cherchent à pénétrer davantage dans l’Europe rurale en recueillant le soutien des agriculteurs qui protestent, eux-mêmes en colère contre la bureaucratie de l’UE.

Selon l’économiste Thomas Piketty, un « nouveau conflit de classes » est apparu « dans lequel non seulement le revenu ou la classe sociale, mais aussi le lieu de résidence jouent un rôle important ». Ce sentiment d’ « inégalité » pousse les électeurs des zones rurales à se prononcer en fonction de leur accès aux services publics. « Des choses comme l’accès à des hôpitaux et des universités de pointe », à une époque où les investissements sont rares. « Les électeurs de ces régions ont été beaucoup plus affectés par l’accélération de la mondialisation, mais aussi par l’intégration européenne ».
Marine Le Pen en campagne pour son parti, à l'occasion des élections européennes 2024.Shutterstock

Alternative pour l’Allemagne (AfD), un autre parti eurosceptique et anti-immigration, devrait gagner du terrain lors des élections législatives de juin. Il a obtenu un soutien national, mais pas plus qu’à Görlitz, un district rural situé près de la frontière polonaise et réputé pour son architecture gothique et baroque, où il a obtenu 36 % des voix, soit sa plus grande marge lors des élections fédérales de 2021.  

Frank Seibel, un ancien journaliste qui dirige aujourd’hui une synagogue transformée en centre culturel à Görlitz, estime que l’AfD a exploité le mécontentement local à l’égard des autorités. « Il y a cette perception qu’il y a des gens qui gouvernent, assis à Berlin et qui n’ont aucune idée de la façon dont je vis ici et de ce qui est important pour moi. Je pense que ce sentiment joue certainement un rôle dans le vote pour l’AfD », analyse-t-il. 

Le large soutien dont bénéficie l’AfD est « un mélange de protestations, sur différentes choses très concrètes qui ont frustré les citoyens au fil des décennies », explique Octavian Ursu, un musicien classique devenu politicien, qui est maire depuis près de cinq ans. Comme partout ailleurs, la bureaucratie et les problèmes de service public ont joué un rôle. Ursu, qui est né en Roumanie, cite l’autoroute inachevée et une ligne de chemin de fer non électrifiée comme exemples expliquant pourquoi les habitants « n’ont pas l’impression qu’il y a vraiment une volonté politique de finaliser ces projets qui les concernent ».
Görlitz, une région rurale près de la frontière polonaise, connue pour son architecture baroque. Crédit : Investigate Europe.Investigate Europe

AfD a remporté 36% des suffrages dans ce district aux élections fédérales de 2021.Investigate Europe

L’Autriche, la Belgique, la République tchèque, la Hongrie, la Suède et l’ensemble de l’Union européenne connaissent une poussée de l’extrême droite. L’élection de Giorgia Meloni au poste de Première ministre, en 2022, a marqué un tournant. Depuis la Seconde Guerre mondiale, jamais un représentant d’un parti d’extrême droite n’avait occupé ce poste en Italie. Son parti, Fratelli Italia, a réussi à obtenir un soutien massif, en grande partie grâce à des discours anti-immigration et anti-establishment de Meloni.

La municipalité de Vérone, dans le nord du pays, a accordé près de 30 % de ses voix à la porte-parole populiste, et dans la ville de Salizzole qui en fait partie, ce chiffre a atteint près de 50 %, un record national. Petite ville vieillissante centrée autour d’un château du XIIe siècle, Salizzole vote à l’extrême droite depuis des décennies.

Mais en 2022, Meloni a réussi à conquérir les électeurs non seulement grâce à son discours anti-immigration, mais aussi en agitant l’argument du déclin de la région. La fermeture de ses usines de meubles a laissé une économie largement dépendante de la production de tabac, de riz et de légumes — des secteurs qui ont recruté de nombreux travailleurs immigrés. "Beaucoup travaillent dur, d’autres ne travaillent pas et sont entretenus par l’État italien, ce qui n’est pas bon", déclare Filippo Scioni, ancien conseiller municipal de Salizzole.
La petite commune de Salizzole, dans la région de Verone. Crédit : Investigate Europe

Filippo Scioni, un ancien conseiller municipal de Salizzole.

Andrea Castagna, responsable régional du National Partisans' organization (Anpi)

Près de 50% des résidents de Salizzole ont voté pour le parti de Georgia Meloni.

Le soutien à Fratelli Italia, un parti qui trouve ses racines dans le néo-fascisme, est paradoxal dans une région qui a sa propre longue histoire d’émigration. Des milliers de Vénitiens ont émigré en Amérique du Sud au XIXe siècle pour échapper à la misère.

Andrea Castagna, président régional de l’Organisation nationale des partisans (Anpi), pense que c’est justement cette histoire qui explique en partie pourquoi les électeurs « recherchent la sécurité et la stabilité dans le discours de l’extrême droite ».

Le succès de Meloni dans une région dont l’histoire a été marquée par l’occupation nazie et l’immense mouvement de résistance qui s’en est suivi est une triste réalité pour Castagna. « L’extrême droite gagne parce que la mémoire s’efface », dit-il en montrant la médaille de la valeur militaire pour la libération décernée à Vestenanova, une petite ville de montagne de la région de Vérone. « Il faut savoir que dans cette ville, rasée deux fois par les fascistes, Fratelli Italia a obtenu, lors des dernières élections, le plus grand pourcentage de voix en Italie, juste derrière Salizzole.

Pour Debora, propriétaire d’une papeterie à Salizzole, la raison pour laquelle elle a voté pour Meloni est simple. « Honnêtement, je ne sais pas pourquoi j’ai voté pour Fratelli Italia. Tout ce que je peux vous dire, c’est que je mange de la main droite, j’écris de la main droite, et dans cette région, nous avons toujours voté à droite. »

Nico Schimdt a contribué à cet article.
Edition : Chris Matthews.

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