16 juin 2023

En Europe, les gouvernements s’apprêtent à autoriser l’espionnage de journalistes

Harald Schumann
Harald Schumann
Alexander Fanta
Alexander Fanta
D’après plusieurs documents consultés par Investigate Europe, plusieurs pays dont la France et l’Allemagne, font pression sur les négociations européennes concernant la liberté des médias. Le risque : donner la possibilité aux États de surveiller les communications des journalistes.
Comme si le scandale de surveillance Pegasus n’avait jamais eu lieu… Les gouvernements européens prévoient d’autoriser la surveillance des journalistes, y compris l’utilisation de logiciels espions, si « la sécurité nationale » l’exige, d’après les procès-verbaux des négociations et un document de négociation sur « l’acte européen pour la liberté des médias » obtenus par Investigate Europe, Netzpolitik et Follow the Money (voir notre Boîte noire). À l’origine, l’intention était louable. Ce texte législatif, proposé par la Commission européenne en septembre dernier, devait garantir à la fois le pluralisme de la presse et la protection des journalistes, notamment face aux velléités de contrôle gouvernemental.

Dans son article 4, ledit acte devait consacrer – entre autres – l’un des fondements du journalisme : la protection des journalistes. Toute mesure coercitive visant à pousser un journaliste à révéler ses sources devait ainsi être interdite, de même que la surveillance de leurs communications et l’utilisation de logiciels espions sur leurs ordinateurs et sur leurs téléphones.

L’exception française

À la table du Conseil de l’UE, d’après le procès-verbal de la réunion du groupe de travail du 14 mars 2023, le gouvernement français a proposé d’introduire une exemption pour les situations où la sécurité nationale serait engagée, ce qui reviendrait à neutraliser partiellement la portée de l’article 4. Cette proposition a rapidement trouvé des soutiens parmi d’autres pays, tels que l’Allemagne, les Pays-Bas, la République tchèque, le Luxembourg et la Grèce. C’est ce que montre un rapport diplomatique allemand du groupe de travail du Conseil, le 17 avril 2023. La Suède, qui préside le Conseil de l’UE, a donc ajouté dans un nouveau document de compromis l’alinéa suivant audit article : « Le présent article est sans préjudice de la responsabilité des États membres en matière de sauvegarde de la sécurité nationale. » Autrement dit, l’espionnage des journalistes et l’utilisation de logiciels d’espionnage à leur égard devraient être autorisés, s’ils sont justifiés par la « sécurité nationale ». D’après les procès-verbaux des réunions de travail au Conseil que nous avons obtenus, aucun des Vingt-Sept ne s’y est opposé. Ces derniers mois, pourtant, plusieurs d’entre eux – comme la Grèce et la Hongrie – sont soupçonnés d’avoir mis sur écoute les communications de plusieurs journalistes qui enquêtaient sur des scandales financiers et la corruption au sein de l’appareil d’État. Notamment par l’utilisation des logiciels de surveillance « Pegasus » et « Predator » installés à l’insu des journalistes sur leurs téléphones portables. En Espagne, les autorités auraient même espionné des journalistes qui couvraient le mouvement indépendantiste catalan.

La sécurité nationale, une notion aux frontières (très) malléables

Malgré nos relances, les services diplomatiques et le gouvernement français ne nous ont toujours pas répondu à l’heure où nous écrivons ces lignes. Quant à l’Allemagne qui a soutenu la demande française, la porte-parole de la ministre de la culture et des médias nous a répondu que cette nouvelle disposition permettait seulement « de garantir que la souveraineté des États membres en matière de sécurité comme définie par le traité de l’Union européenne ne soit pas affectée ». Sophie in ’t Veld, l’eurodéputée néerlandaise qui a dirigé la commission d’enquête du Parlement européen sur Pegasus, considère, quant à elle, que la modification de l’article 4 telle que proposée par la présidence suédoise est un « désastre ». D’après elle, le concept vague de « sécurité nationale » est un « blanc-seing », sans « cadre juridique clair ».

Le texte avec cette exemption particulièrement large, aujourd’hui sur la table des États membres, devrait être approuvé par les ambassadeurs la semaine prochaine, le 21 juin prochain. Mais l’accord au Conseil n’est qu’un premier jalon. Le Parlement européen doit encore adopter son mandat de négociation, et ouvrir les pourparlers avec le Conseil afin de trouver un accord sur un texte commun.

Quand bien même. La tournure des négociations exaspère certaines victimes d’espionnage d’État, à l’instar du journaliste grec indépendant Thanasis Koukakis, cible de Predator à l’été 2021. À l’époque, ce dernier enquêtait sur des soupçons de blanchiment et de corruption au sein de la banque Piraeus, en conséquence de quoi les services de renseignement d’Athènes auraient installé le logiciel espion sur son téléphone. « Mon histoire, explique-t-il, montre à quel point il est facile d’utiliser la sécurité nationale comme prétexte pour menacer les journalistes et leurs sources. » Et ce ne sont pas les gouvernements qui semblent s’en émouvoir.

Cet article a egalement été publié sur mediapart.

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