Derrière la catastrophe ferroviaire en Grèce, un échec européen

Le 28 février 2023, au centre de la Grèce, une terrible collision frontale entre deux trains provoque la mort de 57 personnes. Une catastrophe malheureusement trop prévisible. 

Il est tard ce soir-là, et personne ne remarque qu’un train de voyageurs et un train de fret se dirigent à toute allure l’un vers l’autre, sur une seule et même voie. Et ce pendant douze longues minutes. Ils traversent alors la région de Tempé, sur la ligne qui relie Athènes à Thessalonique. Âgé de 59 ans, le chef de la gare de Larissa, une des quatre personnes poursuivies, a été formé pour le poste un an plus tôt. Pendant son service, il se fait aider d’un système de contrôle automatique qui n’indique la position des trains que dans un rayon de quelques kilomètres. 

La colère et la fureur suscitées par le pire accident ferroviaire de l’histoire de la Grèce soulèvent de nombreuses questions, dont l’une remonte jusqu’en France. Comment Alstom, une entreprise dotée d’une expérience considérable dans l’installation de systèmes de signalisation ferroviaire dans le monde entier, a-t-il pu se tromper à ce point en Grèce ? Comment est-il possible que huit ans et demi après avoir débuté, un projet censé durer deux ans pour rénover la signalisation de la principale ligne ferroviaire grecque n’ait toujours pas abouti ? 

Avec son partenaire Reporters United, Investigate Europe retrace l’histoire d’un contrat qui a été prolongé neuf fois, sous trois gouvernements, et d’un projet qui aurait permis de sauver 57 vies s’il avait été mené à bien. Alstom partage la responsabilité de ce gâchis avec Aktor, une très puissante entreprise de BTP grecque, ainsi qu’avec Ergose, l’entité publique responsable de la construction des projets ferroviaires.


Dinos Kontokostas.
Les wagons détruits par l’accident, près de Larissa

En décembre 2021, nous avions publié une enquête sur les impasses de l’Europe du rail, dont la partie grecque (menée par Reporters United) avait révélé des problèmes sérieux dans le fonctionnement des chemins de fer grecs, et cela plus d’un an avant la tragédie. 

Notre nouvelle enquête révèle des documents internes et confidentiels qui montrent qu’Alstom a violé à plusieurs reprises les termes du contrat de 2014, connu sous le nom de « contrat 717 ». 

Alstom était tenu par le contrat de fournir son expertise pour la construction du projet. Mais cela n’a pas été le cas. « Le fournisseur de savoir-faire [Alstom] n’a pas fourni d’expertise spécialisée […], il n’a pas mené ni approuvé les études », constate un rapport de 2018 de la commission du ministère des finances chargée de vérifier si les fonds de l’Union européenne (UE) pour l’achèvement du projet ont été bien dépensés. « Il s’agit d’une violation des obligations contractuelles », indique le document, qui a finalement conduit à une amende de 2,4 millions d’euros pour Ergose, l’entreprise publique récipiendaire des fonds. 

Un rapport interne de seize pages révélé par Reporters United (en grec ici), rédigé en 2021 par un fonctionnaire d’Ergose, montre bien comment Aktor et Alstom ont été consumés par leurs propres querelles, ce qui a fini par bloquer le projet.

Le mémo, destiné à la direction d’Ergose, a été écrit par l’ingénieur Christos Katsioulis, ancien vice-président du comité chargé du projet. Jusqu’à 2022, il était également à la tête d’un projet pour installer le Système européen de contrôle des trains (ETCS). Katsioulis a démissionné en 2022. 

Retard sur les mises en conformité

Dans son rapport, il explique qu’Aktor était chargé de la mise en conformité du réseau et qu’Alstom devait apporter son savoir-faire. Au lieu de cela, Alstom et Aktor se sont partagé le projet – ce qui constituerait une violation supplémentaire du contrat : Alstom était responsable du secteur nord et Aktor d’une grande part de la portion Athènes-Thessalonique, où s’est produite la collision. 

« La supervision d’Ergose a beaucoup insisté pour que des études qu’elle savait incorrectes soient acceptées et n’a pas exercé de pression sur Aktor pour que les obligations contractuelles soient bel et bien remplies en faisant vérifier les études et en les faisant signer par le détenteur de l’expertise, Alstom », écrit Christos Katsioulis.

Le projet a également accusé un retard car les deux sociétés, Aktor et Alstom, ont exigé un contrat complémentaire pour des travaux additionnels. Celui-ci a été signé en 2021, cinq ans après la fin hypothétique des travaux, ajoutant 13 millions d’euros aux 41 millions du contrat initial. Ce nouveau contrat a fait l’objet d’une critique cinglante de la part de Christos Katsioulis, qui explique dans son rapport pourquoi il s’agit d’un cadeau inutile aux entreprises. Ensuite, en 2021, Aktor a confié tous les travaux restants à Alstom.

Mais le système de signalisation, actuellement en construction par Alstom, n’était pas assez robuste pour supporter un trafic important. Selon Christos Katsioulis, Alstom démolit des systèmes existants, qui auraient pu être facilement restaurés, afin d’installer les siens. Le lanceur d’alerte affirme qu’Alstom a unilatéralement modifié le projet qu’il était censé livrer et qu’il construit un système différent et de qualité moindre par rapport à celui prévu par ses obligations contractuelles. Ainsi, même lorsque tous les travaux seront terminés, la principale ligne ferroviaire entre Athènes et Thessalonique aura une capacité limitée. 

Alstom Greece a refusé de répondre à nos questions, après nous avoir demandé de les envoyer en anglais au siège de la société (lire notre Boîte noire)

« Ils ne répondent pas parce qu’ils ne sauraient pas quoi dire, déclare Manos Panayotou, ingénieur en chef à la retraite d’OSE, l’entreprise publique gestionnaire du réseau ferré. Alstom a entaché sa réputation avec cette collaboration. Il aurait dû se séparer d’Aktor dès le début. » Au lieu de cela, sept années se sont écoulées avant qu’Aktor se retire et qu’Alstom se retrouve seul pour achever le projet. 

Après la tragédie, il a été annoncé que le premier ministre grec, Kyriákos Mitsotákis, s’était entretenu avec le PDG d’Alstom afin de faire avancer le projet.


Dinos Kontokostas.
La catastrophe a coûté la vie à au moins 57 personne et blessé des dizaines d’autres.

Une privatisation fatale 

En 2017, alors que le parti de gauche Syriza était au pouvoir, toutes les opérations de transport de passagers furent vendues à Ferrovie dello Stato, la compagnie nationale italienne, pour la somme de 45 millions d’euros. Une privatisation qui faisait partie des conditions pour obtenir davantage de prêts de la troïka, le groupe constitué par le Fonds monétaire international, la Banque centrale européenne et la Commission européenne pour piloter les programmes de réforme des pays de la zone euro menacés de faillite après la crise de 2009 .  

La privatisation a été rendue possible par une autre politique de l’UE, la séparation de l’exploitation du réseau et de l’exploitation des trains, qui a fait exploser la coordination pour la sécurité du trafic. Jusqu’en 2020, lorsque l’entreprise privée qui exploitait les trains et l’entreprise publique qui gérait les voies se trouvaient dans le même bâtiment, la sécurité était coordonnée dans un seul centre. Après la séparation, le centre a tout simplement cessé de fonctionner, comme l’a révélé Christos Retsinas, ancien chef de la sécurité de Trainose (désormais renommé Hellenic Train et détenu par Ferrovie dello Stato). 

Thanasis Ziliaskopoulos, ancien PDG de la compagnie, reconnaît que la fermeture du centre de coordination a été une énorme erreur de la part de Hellenic Train. La compagnie italienne n’a pas nié cette information. 

Retsinas et Ziliaskopoulos ont également décrit aux médias grecs comment la nouvelle gestion italienne aurait retiré le commandant en second de la cabine de pilotage de chaque train, le déchargeant de ses tâches de sécurité afin d’« améliorer le service aux passagers ».

Hellenic Train prétend n’avoir aucune responsabilité dans l’accident. La société a réussi à pousser le gouvernement à l’exempter du respect du règlement européen des droits des passagers. Cela signifie qu’ils ne sont pas tenus de dédommager les familles des mort·es et les blessé·es. 

Sous la pression, la société a publié un communiqué affirmant qu’elle s’y plierait malgré tout. Mais après l’accident, Hellenic Train a révélé qu’il avait porté plainte contre la société publique ferroviaire OSE, pour des défauts de sécurité sur son réseau. 

Ferrovie dello Stato n’a pas répondu à nos questions. 

Shutterstock.
Les lignes grecques ne disposent pas de systèmes d’alarmes automatiques et souffrent d’un manque de personnel.

La compagnie italienne est toujours en attente de 750 millions d’euros d’aides de l’État pour les quinze prochaines années. En échange, elle est obligée d’investir seulement 62 millions d’euros pour la modernisation du matériel roulant. Une grande partie de ce fonds a déjà été dépensée pour rafistoler les trains Pendolino, âgés de plus de trente ans, bannis par la Suisse

Le ministre des transports grec, Kóstas Karamanlís, qui a démissionné après l’accident, n’a jamais fait l’objet d’une enquête pour sa gestion de ce contrat. 

Quelques jours avant le crash, il défendait encore la sécurité du réseau ferroviaire devant le Parlement : « Il est regrettable que vous mettiez en doute la sécurité. Je vous demande d’y renoncer tout de suite. C’est honteux. Je l’ai déjà expliqué et je me répète : nous assurons la sécurité sur le réseau. » 

La déclaration du Ministre grec des transports, quelques jours avant le drame.

Un héritage de la troïka 

Ursula von der Leyen, présidente de la Commission européenne, a ordonné une mission d’enquête à Athènes, à raison. Car la tragédie de Tempé témoigne de la défaillance de la politique du rail européenne et de l’austérité économique imposée au pays par ses créanciers depuis 2010. 

Cette année-là, Poul Thomsen, du FMI, à la tête de la troïka, aurait été estomaqué devant les comptes de l’OSE. Il aurait même jeté le dossier à terre en criant « Fermez moi ça ! » « Restructurer » et « rendre les activités rentables, en fermant les lignes déficitaires », ont fait partie des premières mesures du premier programme d’ajustement économique imposé à la Grèce, afin d’autoriser l’obtention de prêts en 2010. Plusieurs tronçons furent sacrifiés, tandis que le reste du réseau était promis à une mort lente. Les lignes de chemin de fer employaient 12 500 personnes en 2000, un chiffre qui s’est effondré à 2 000 personnes en 2021, deux à trois fois moins que le minimum nécessaire pour la sécurité.

Soudain, tout le pays regarde d’un œil neuf les différents avertissements qui ont précédé la catastrophe. Des sonnettes d’alarme ont été tirées ces dernières années par plusieurs syndicats du transport ferroviaire. La Grèce est devenue un cas d’école sur la manière de mettre tout un système à genoux. Les responsabilités des gouvernements passés et présent doivent être examinées, tout comme les rôles qu’ont joué Ferrovie dello Stato, Aktor et Alstom – mais également Bruxelles. Ces trains n’ont pas roulé vers leur perte pendant douze minutes, cela faisait treize ans qu’ils étaient lancés à pleine vitesse.


Cet article a préalablement été publié sur le site de Médiapart, notre partenaire.

Edition : Chris Matthews et Nikolas Leontopoulos

Traduction : Anne-Laure Pineau

Illustration : Konstantina Maltepioti / Spoovio.