Le train des merveilles de la Roya : une « ligne de vie » à bout de souffle

(c) Laure Brillaud / IE

Vendredi 29 octobre sur le quai G de la Gare de Nice dans le sud de la France, le signal du départ retentit, quelques retardataires sautent dans le train avant que celui-ci ne s’élance à l’assaut des pentes escarpées de la Roya, magnifique vallée alpine à cheval entre la France et l’Italie. Le temps est d’une douceur estivale malgré la saison et l’expédition revêt des airs de vacances en cette veille de week-end.  

Nous sommes sur la ligne Nice-Breil-Tende (cf. carte ci-dessous) sillonnée de bout en bout par un tortillard au nom évocateur : le train des merveilles. Celle-ci est à l’image des quelques 9000 kms de petites lignes – pour la majorité à voie unique et non électrifiées – que compte le territoire français. Comme 40% d’entre elles, le manque d’entretien de la voie conduit à des ralentissements importants et pourrait la mener un jour à l’arrêt complet si de l’huile n’est pas remise dans les rouages. 

Le train des merveilles, pittoresque pour les uns,vital pour les autres

Dans une rame spacieuse quasiment vide, de confortables fauteuils bleus invitent à la somnolence tandis que les larges baies vitrées suggèrent, elles, de garder les yeux bien ouverts.  Un étudiant prend place et plongé dans son manuel, ne cèdera ni à la paresse ni à la contemplation. Il passera alors à côté des splendides paysages du maquis provençal et des jolis villages hissés à flanc de colline. Le fragile attelage se faufile sous les tunnels creusés dans la montagne et caresse le vide au passage des viaducs. Le parcours est connu pour être l’un des plus beaux trajets ferroviaires d’Europe qui part de la mer et s’élève à plus de 1000 m d’altitude. 

L’été, on y croise touristes, randonneurs et vététistes. Le reste de l’année, ce sont plutôt les habitants de la Vallée qui descendent travailler à Nice ou des lycéens comme ce studieux voisin qui sautent du train à l’arrêt Lycée de Drap juste après Nice.

Une douce quiétude s’empare du voyageur alors qu’il se love dans le moelleux de son fauteuil. Mais qu’il ne s’y trompe pas. La ligne connaît bien des secousses et soubresauts ces dernières années. Dernière en date, la tempête Alex qui, en 2020, détruit toutes les voies d’accès routier à la vallée et met aussi à mal le petit tortillard. Mais toujours, il se relève. Et c’est lui qui acheminera les premières palettes pour ravitailler les sinistré.es de la vallée. La métaphore du train comme remède à nos maux climatiques ne saurait être plus explicite. « Depuis, on l’appelle la ligne de vie » raconte émue Christine, une Niçoise qui monte deux fois par semaine retrouver ses copines pour une séance de couture. Pour elle qui ne conduit pas, cette ligne est essentielle et offre un service « régulier et relativement ponctuel sauf en cas d’intempéries ».  Deux frères d’origine danoise vivant à Paris trouvent également que « ça marche plutôt bien ». Ils prennent la ligne plusieurs fois par an pour effectuer la navette entre le domicile de leur mère à Nice et celui de leur grand-mère à Sospel, village niché au cœur de la Vallée. 

Cahots sur la ligne, chaos aux frontières

Cet engouement cache pourtant mal les multiples difficultés qui jalonnent le parcours de ce petit train. Vital pour le désenclavement de la vallée, celui-ci est en effet plombé par un réseau dégradé et obsolète qui oblige à des ralentissements continuels jusqu’à 40 km/h par endroits. Le tronçon dans l’état le plus critique se situe entre Breil et Tende. Pour comprendre l’état de délabrement de l’infrastructure, il faut remonter en 1970, date à laquelle la France et l’Italie signent une convention internationale imposant à l’Italie de financer les travaux sur la section entre Breil et Tende, pourtant française, au titre de dommages de guerre. Acculé par la crise financière de 2008, le voisin italien cherche à économiser ses deniers et en 2013, fait voler l’accord de 1970 en éclat marquant la fin des paiements italiens pour la maintenance du tronçon français.  

Selon nos informations, la SNCF préfère alors réduire de moitié la vitesse et le nombre de trains pour économiser le réseau plutôt que de prendre le relais des travaux d’entretien. Résultat : « il faut aujourd’hui plus d’une heure pour parcourir les 25 km qui séparent Breil de Tende », se désole Catherine Rainaudo de l’association Roya Expansion Nature et candidate malheureuse aux dernières élections régionales en PACA. Martel, voyageur et chef de gare à Tende jusqu’en 2012 confirme « avant c’était la belle époque, il y avait beaucoup plus de trains qui circulaient. »  Aujourd’hui, les Italiens ne font circuler plus que 4 trains par jour sur cette section contre 16 auparavant. 

Si seulement ce n’était qu’une histoire de vitesse, le voyageur pourrait sans doute s’accommoder de voir le paysage défiler au ralenti. Mais retards, défaillances et pannes sont également légion sur la voie des merveilles.  Cette après-midi ne fera pas exception. A l’arrivée en gare de Breil, le panneau d’affichage indique que tous les trains à destination de Tende, plus loin dans la vallée et de l’Italie, sont supprimés en raison d’une panne du poste d’aiguillage. Fin du voyage. Cela explique probablement pourquoi les rames de ce train ne sont occupées qu’à 15 %. 

Dans l’état actuel de l’infrastructure et dans le contexte de l’ouverture à la concurrence des lignes TER en France (voir notre article dans médiapart), difficile d’imaginer le tortillard, si merveilleux soit-il, pouvoir offrir un jour quelque perspective de rentabilité.  « La ligne n’a qu’une seule voie ce qui limite la cadence, commente Olivier*, conducteur de train, et comme elle n’est pas électrifiée, avec l’augmentation des prix du pétrole, elle risque de devenir encore moins rentable » 

A cela, s’ajoutent de forts enjeux transfrontaliers puisque les deux lignes traversent ou finissent à la frontière italienne. Cette proximité avec la frontière génère « des perturbations quotidiennes du fait de contrôles incessants dans les trains » concède Jean Peyrony, directeur de la Mission opérationnelle transfrontalière, une plateforme qui regroupe les autorités ministérielles et locales chargées des dossiers de coopération transfrontalière. Les opérations de police qui fait la chasse aux personnes migrantes sur ces lignes transfrontalières sont un impondérable qui aura aussi eu raison de la concurrence. Une jeune voyageuse rencontrée sur la ligne des merveilles s’en agace « Ce qui est vraiment insupportable, ce sont les flics qui ne contrôlent pas tout le monde si vous voyez ce que je veux dire. »  Nous voyons bien oui… un peu plus tôt, à Breil, une patrouille de police débarque deux migrants du train. Un autre est empêché de monter à l’arrêt suivant.

Dernier match décisif entre le rail et la route

Quel avenir pour ce petit train alors bien empêché d’avancer ? Maintes fois menacé de fermeture, il semblerait que l’Etat ait enfin pris la mesure de son importance. Rendu célèbre par la tempête Alex, il a déjà bénéficié d’un premier chèque de 30 millions d’euros pour parer au plus urgent. Mais selon Catherine Rainaudo, « Il faudrait encore investir 100 millions d’euros pour le remettre en état ». Avec ça, « Nice serait à moins de 2h30 de Turin contre plus de 4 heures aujourd’hui » ajoute rêveuse Laurence Boetti-Forestier, Conseillère régionale déléguée aux relations transfrontalières en région PACA. 

En attendant, il ne faudrait pas que les élu.e.s locaux.ales lui préfèrent la route, eux et elles, qui ont déjà débloqué 200 millions d’euros pour doubler le tunnel routier sous le col de Tende. Le train est-il le suivant sur la liste des priorités du financeur public ? Rien n’est moins sûr. Il risque bien de se faire à nouveau voler la vedette par l’auto et son tunnel devenu tout simplement impraticable depuis la tempête Alex. La liaison ferroviaire a montré avec la tempête qu’« elle était à la fois le problème et la solution » La liaison ferroviaire a montré avec la tempête qu’« elle était à la fois le problème et la solution » souligne Jean Peyrony, Directeur général de la Mission opérationnelle transfrontalière, une plateforme qui regroupe les autorités ministérielles et locales chargées des dossiers de coopération transfrontalière. Mais, « investir dans cette ligne reviendrait à faire un choix d’aménagement du territoire car sa rentabilité n’est pas aussi évidente que d’autres lignes transfrontalières » concède-t-il.