Schengen : chronique d’un démantèlement à bas bruit

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Austrian Armed Forces at the Spielfeld border crossing,

En 2019, revenant en voiture de Slovénie, un homme est arrêté dans la petite cité autrichienne de Spielfeld. La police lui demande de présenter ses papiers d’identité. L’homme refuse : selon lui il s’agit d’un contrôle à la frontière et non d’un contrôle d’identité. Il se voit infliger une amende de 36 euros.

L’homme conteste son amende devant les tribunaux autrichiens, qui se tournent finalement vers la Cour de justice de l’Union européenne. Le verdict tombe dans un arrêt rendu le 26 avril dernier : les contrôles dont le plaignant a fait l’objet en Autriche contreviennent bien à la loi européenne.

Selon l’institution, les pays de la zone Schengen sont en effet en droit de remettre en place des contrôles à la frontières, mais de façon temporaire et sur une durée n’excédant pas les six mois. Chaque fois, le pays doit procéder à une nouvelle évaluation de la situation et démontrer qu’il existe bien une menace réelle sur la sécurité intérieure.

Les juges ont estimé que ces conditions n’avaient pas été remplies par l’Autriche : les contrôles étaient donc illégaux.

Situation illégale aux yeux du droit européen

L’homme au volant de la voiture a un nom : Stefan Salomon, il est chercheur en droit européen à l’Université d’Amsterdam. Il s’est mis en tête de vérifier la légalité des contrôles à la frontière mis en place par plusieurs pays européens, depuis la crise des réfugié.e.s en 2015.

« Les personnes contrôlées à la frontière sont en droit de ne pas sortir leur passeport. Et si elles reçoivent une amende, elles peuvent la contester », nous a-t-il assuré. « La Cour de justice européenne l’a clairement stipulé : il est illégal pour les États membres d’infliger des amendes en cas de refus de présenter des pièces d’identité ».

En deuxième lieu, il est possible de demander des comptes à l’État directement, si une personne subit d’importantes pertes financières dues à ces contrôles.

Credit: Stefan Salomon
Stefan Salomon a contesté une amende, reçue à la frontière entre la Slovénie et l’Autriche

Si c’est si simple, alors pourquoi personne ne porte plainte ? « Tout simplement parce que les gens ne sont sans doute pas conscient.e.s que c’est possible », suggère Stefan Salomon. « Ou bien est-ce compliqué de prouver leur préjudice économique. 

Quel est l’intérêt d’installer des points de contrôle ? Pour mettre un frein à l’immigration en envoyant un signal aux migrant.e.s mais aussi pour montrer à la population que le pays maîtrise ses frontières. Mais c’est bien sur les épaules des frontalier.e.s et des voyageur.euses que cela retombe ».

Cet été, Jon Worth, grand défenseur du rail, a traversé en train les frontières allemandes avec l’Allemagne, la République Tchèque et la Pologne. Il a découvert que les contrôles d’identité sont menés le long des lignes ferroviaires et des carrefours autoroutiers, et pas sur les plus petites lignes ou petites routes.

« Ces contrôles n’ont aucun sens », juge-t-il. « Ils n’ont jamais renforcé notre sécurité ni stoppé les terroristes, le crime organisé trouve toujours un moyen de les contourner. Il ne s’agit juste que d’un petit obstacle rallongeant le trajet quotidien des gens qui ont besoin de passer les frontières. »

Une étude de 2016 commandée par le Parlement européen a tenté de chiffrer le coût qu’engendrerait la réinstallation de contrôles à la frontières sur le marché du travail, le tourisme et la circulation des biens et des services.

Si l’on en croit ses conclusions, la suspension des accords de Schengen sur deux ans coûteraient 51 milliards d’euros à l’économie européenne. Une « Europe sans Schengen » reviendrait à une chute de 0,14% du PIB, à savoir 230 milliards d’euros de perte par an.

Toutefois, les pays qui ignorent le jugement récent de la Cour européenne de justice pourraient bien perdre toute crédibilité en essayant de défendre leur position. Les gouvernements de Hongrie et de Pologne ont tenté pendant des années de remettre en cause les principes fondamentaux de la coopération européenne, particulièrement en ignorant systématiquement les jugements de la Cour européenne sur l’indépendance judiciaire.

« La France, l’Allemagne et l’Autriche ont été les plus ont vivement critiqué la remise en cause de l’État de droit par la Pologne et la Hongrie, et à raison », explique Stefan Salomon. « Aujourd’hui, ils préfèrent ne pas tenir compte d’une décision clé de la Cour de justice sous prétexte qu’elle ne leur plaît pas ».

“La France, l’Allemagne et l’Autriche ont été les plus ont vivement critiqué la remise en cause de l’État de droit par la Pologne et la Hongrie, et à raison”, explique Stefan Salomon. “Aujourd’hui, ils préfèrent ne pas tenir compte d’une décision clé de la CJUE sous prétexte qu’elle ne leur plaît pas”.

L’exemple scandinave et germanique

En 2015, près de 163 000 personnes ont demandé l’asile en Suède, un pays de 10 millions d’habitant.e.s. Les contrôles, qui ne devaient durer que 10 jours, sont toujours en place aujourd’hui.

Il ne s’agit pas d’un cas isolé. À cause de ces flux migratoires sans précédent, les gouvernements européens ont accordé à la Suède, la Norvège, le Danemark, l’Allemagne et l’Autriche une dérogation sur les accords de Schengen de deux ans.

Cependant, depuis 2017, ces pays, tout comme la France, ont étendu la période de contrôles temporaires à la frontière à six mois. Tous avancent les mêmes arguments pour justifier ces contrôles.

Une semaine après le jugement de la Cour européenne, le gouvernement suédois a prolongé ses contrôles à novembre 2022, en agitant le chiffon de la menace terroriste et de l’immigration. 

Contacté par Investigate Europe, le ministre de la Justice suédois d’alors, Morgan Johansson, n’a pas donné suite à nos demandes de précisions sur la légalité de ces procédures en série.

Même chose pour le Danemark, qui surveille ses frontières avec l’Allemagne, pour contrôler l’immigration, et ses frontières avec la Suède, par crainte du crime organisé et du terrorisme. En mai, Copenhague a prolongé ses procédures de contrôle de six mois. Là non plus, le ministre de la Justice, Mattias Tesfaye n’a pas donné suite à nos demandes d’interview.

Idem du côté norvégien, où les frontières font l’objet de contrôles depuis novembre 2015. Des documents attestent que les deux gouvernements norvégiens consécutifs ont brandi l’existence de menaces terroristes et de flux migratoires incontrôlables pour étendre les contrôles aux frontières.


Credit: Investigate Europe

L’ancien ministre norvégien de la Justice, Per-Willy Amundsen, du parti Progrès (classé à droite sur l’échiquier politique), a justifié l’extension des contrôles aux frontières dans une lettre adressée à la commission européenne en octobre 2017. « Il existe des lacunes dans la protection de la frontière extérieure et une importante migration secondaire irrégulière au sein de l’espace Schengen persiste toujours », peut-on lire.

Les contrôles norvégiens ont continué, même quand la coalition de centre gauche a pris le pouvoir l’année dernière. Des contrôles à divers terminaux de ferries reliant la Norvège au Danemark, à la Suède ou à l’Allemagne, ont été étendus jusqu’à novembre de cette année.

L’Allemagne, quant à elle, multiplie les contrôles le long de sa frontière avec l’Autriche, pour des raisons migratoires et de sécurité. « Surtout à cause du contexte actuel : l’équilibre est fragile à la frontière entre la Grèce et la Turquie, (il y a un risque) de migration illégale le long de la route des Balkans et via la route de la Méditerranée centrale, ainsi que de la migration secondaire illégale à l’intérieur de l’espace Schengen », nous a écrit le ministre de l’intérieur allemand dans un email.

Du côté autrichien, le gouvernement justifie l’introduction de contrôles aux frontières intérieures en raison d’une menace à l’ordre publique liée au crime en bande organisée, aux menaces terroristes, et plus récemment à la Covid. Le Ministre fédéral autrichien nous a dit que la situation actuelle concernant l’immigration illégale était « de notoriété publique » et que « le fait de suspendre les contrôles était un pousse au crime pour les trafiquants en bande organisée ».


Credit: Ingeborg Eliassen
Dans le TGV Barcelone – Paris, la police des frontières contrôle l’identité des passager.e.s

La France, un cas d’école

La France présente une trajectoire similaire au cas scandinave. Depuis décembre 2015, après les attaques qui ont touché l’île de France et tué 130 personnes, la France s’est mise à contrôler ses frontières.

A partir de 2017, la France a donné en permanence à la Commission européenne le même motif, à savoir la présence de « menaces terroristes continuelles ».

Seulement quelques jours après le verdict de la Cour européenne en avril, la France a notifié une nouvelle extension de six mois qui a été sous le feu de la critique des ONG. Mais le Conseil d’État, la plus haute cour administrative, a considéré que la procédure était légale dans une décision publiée au milieu de l’été dans l’indifférence générale.

« La décision du Conseil d’État, en juillet dernier, va à l’encontre de la décision de la Cour de justice européenne d’avril et donc à l’encontre du principe de primauté du droit communautaire », a expliqué Emilie Pesselier, de l’ONG Anafé, qui protège les étranger.e.s coincé.e.s aux frontières.

Frédérique Berrod, professeur de droit européen à Science Po Strasbourg, a expliqué que le Conseil d’État « joue sur la notion de menace nouvelle », pour valider la notification du gouvernement français à la lumière du dernier arrêt de la CJUE.

Elle a précisé : « le Conseil d’État a établi que les contrôles à la frontières sont proportionnels au besoin de se battre contre le terrorisme et que ces contrôles se rallongent dans le temps, tout comme les menaces et que la France ne peut être accusée de remettre en cause l’Article 25 [des accords de Schengen] ».

Contacté par Investigate Europe, le ministère de l’intérieur s’est contenté de nous renvoyer la décision du Conseil d’État.

Le nouveau prétexte de l’invasion russe en Ukraine

Plusieurs pays ayant remis en place des contrôles frontières ont trouvé un nouvel argument depuis l’invasion russe de l’Ukraine. Selon eux, les flux de réfugié.e.s et les possibles trafics d’armes sont des justifications suffisantes.

Que ce soit un prétexte ou non, l’argument de la guerre en Ukraine ne peut être valide plus de six mois selon le professeur en droit européen Daniel Thym, de l’université de Konstanz, en Allemagne.

« Ils peuvent invoquer le fait que la guerre en Ukraine constitue une nouvelle menace, afin que la durée maximale autorisée soit de nouveau lancée, mais cette option aussi s’arrête après six mois », dit-il. « Il reste la possibilité de stopper les contrôles pour les reprendre quelques jours après, mais ce n’est pas juste. »


Credit: Investigate Europe

Réformer pour légaliser des pratiques à la frange de la légalité

Pour l’heure, la Commission européen n’a toujours pas lancé de procédure contre la France, l’Allemagne, l’Autriche, le Danemark, la Suède ou la Norvège, les six pays qui violent le cadre réglementaire de Schengen. Une situation qu’a fustigé la Cour des comptes de l’UE dans un rapport de juin, pointant du doigt un certain laxisme de l’institution européenne gardienne des traités.

Contactée par Investigate Europe, un porte-parole de la Commission a indiqué que les services de l’institution réévaluaient en ce moment même les dernières déclarations des pays à la lumière du verdict de la CJUE. 

Par ailleurs, la Commission a ouvert en décembre dernier la boîte de pandore en proposant une réforme du Code frontières Schengen.

Selon une note interne, la Commission européenne a déclaré en janvier dans le cadre d’une réunion technique au Conseil de l’UE, qu’en préparant la réforme des « besoins exprimés par les États membres, surtout en ce qui concerne les flux migratoires secondaires ». La commission a également « insisté sur le fait que ces mesures de réintroduction des contrôles aux frontières ne se feraient qu’en dernier recours »

« La problématique la plus lourde dans cette proposition, c’est que la Commission, sous pression de certains États membres, a donné le signe que des renouvellements quasiment sans fin seraient possibles tout en se prononçant pour une meilleure coordination. Ce n’est donc pas réellement le rétablissement des contrôles aux frontières intérieures qui est en question mais leur durée. Et s’il y a un affaiblissement c’est celui de la réponse commune par l’Union européenne. Lorsque le Conseil a adopté sa position en juin dernier, les autorités françaises (qui étaient à la Présidence du Conseil de l’UE, ndlr) ont eu tendance d’une part à imposer leur position, et d’autre part à marginaliser la position du Parlement. L’opinion du Conseil seul ne constitue pas le résultat final des négociations », a expliqué la député socialiste Sylvie Guillaume, rapporteure du texte législatif au Parlement européen.

« En gros, ils veulent revenir 25 ans en arrière, à l’époque où le cadre légal de Schengen n’était pas intégré à la législation européenne », soutient Stefan Salomon.

L’ONG European Council on Refugees and Exiles (ECRE) a tiré la sonnette d’alarme : ces réformes pourraient mener à des « frontières plus hostiles qu’avant » pour les personnes cherchant refuge après de l’UE. « Pourtant, la proposition suggère que ces mesures n’auraient aucune conséquences sur la liberté de mouvement », détaille une note d’information datant de mars. « Il est certain qu’elles auront de fait des conséquences négatives et seront loin de faire de Schengen une zone sans contrôles frontière pour les citoyens de toutes nationalités ».

Une Europe divisée

Le Conseil a trouvé un compromis, adopté en juin dernier, qui permettrait aux États membres de prolonger les contrôles frontière, tout en renforçant leur obligation de chercher d’autres mesures. « La discussion a mis en exergue les divergences d’opinion de notoriété publique entre les États membres », suggère une note interne d’une réunion du Conseil, datant de mars dernier.

Toujours selon cette note, l’Europe de l’est et du sud, les pays qui longent les frontières extérieures de la zone Schengen, ne veulent pas se retrouver seules à supporter le poids de l’immigration. Ils demandent plus de gages avant que les contrôles frontière soient rétablis.

Les pays méditerranéens, l’Italie, Chypre, la Grèce, Malte et l’Espagne, ainsi que la Pologne, la Hongrie, la République Tchèque et la Slovaquie, tout comme le Luxembourg (parcouru par de nombreux.euses transfrontalier.e.s) ont demandé que « les conditions pour réintroduire les contrôles soient durcies », peut on lire dans les notes de la réunion du conseil.

Au contraire, d’autres pays, comme les Pays-Bas, l’Autriche, le Danemark, la Suède et la Belgique, « considèrent que les procédures déjà établies dans la proposition de la Commission était un maximum », selon des notes diplomatiques.

Les accords de Schengen n’ont pas dit leur dernier mot. Le Parlement européen devra amender la proposition et négocier avec le Conseil sur le texte final, l’année prochaine sans doute. Dans une résolution de 2018, le Parlement avait condamné la poursuite des contrôles aux frontières et a exigé des délais stricts.


Édition : Chris MatthewsPascal Hansens / Graphiques : Marta Portocarrero