Ces politiques fiscales qui aggravent la crise du logement en Belgique et ailleurs

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Chaque année depuis la grande crise économique de la fin des années 2000, la Commission européenne s’adonne à une étrange messe printanière : la publication des recommandations pays-par-pays de l’institution, baptisé prosaïquement « paquet du printemps ». L’office est célébré par le très austère vice-président exécutif de la Commission, le Letton Valdis Dombrovskis. L’objectif de ces recommandations est de coordonner les politiques économiques et sociales des États membres, et d’organiser une lente convergence ceci afin de réduire les chocs économiques asymétriques.

En 2022, la Belgique recevait ainsi son lot de recommandations annuelles, où la Commission européenne lui réservait quelques lignes laconiques à sa politique fiscale sur l’immobilier, reprochant les loyers « sous-imposés et les intérêts des prêts immobiliers pour les résidences secondaires déductibles fiscalement ». Un problème pointé de longue date, a répondu à Investigate Europe la Commission dans un mail, citant ses recommandations de 2020.

« La Commission et le Conseil recommandent à la Belgique de vastes réformes fiscales depuis un certain temps déjà », a répondu à Investigate Europe le porte-parole de la Commission, Daniel Ferrie, soulignant des taux d’imposition belges différenciés qui conduisaient « à une mauvaise allocation du capital ». 

Le principal reproche adressé à la Belgique ? « Lorsqu’un bien immobilier, situé en Belgique, est loué à des fins de logement, ce n’est pas le revenu locatif réel, mais 140 % de la valeur cadastrale indexée (depuis 1991) qui est utilisé pour calculer la base d’imposition, laquelle est en moyenne sensiblement inférieure au revenu locatif réel perçu », a précisé l’institution dans un mailAutre grief de l’institution européenne : le fait que les intérêts sur les prêts au logement pour les résidences secondaires sont déductibles fiscalement.

Il s’agit là d’un considérable avantage comparatif à d’autres investissements, encourageant de nombreux particuliers à investir pour compléter leur retraite dans le meilleur des cas, mais aussi à constituer pour certains de petits empires immobiliers. 

La fiscalité belge très avantageuse sur le logement pour les particuliers n’est toutefois pas un problème belgo-belge, comme nous l’a confirmé la Commission européenne, citant pêle-mêle les Pays-Bas, la Suède, le Danemark, qui se sont vu reprocher les distorsions de leur marché du logement et les problèmes de stabilité résultant de la sous-imposition des biens immobiliers. Idem, pour l’Italie, la Slovaquie et la Lettonie, où la fiscalité immobilière était explicitement mentionnée. 

La nouvelle tour résidentielle ‘UP-site’ d’appartements de haut standing le long du canal de Bruxelles (c) P. Hansen

Un phénomène européen…

Malgré la grande diversité des régimes fiscaux nationaux, une chose est sûre : un grand nombre de gouvernements européens mène des politiques fiscales particulièrement avantageuses pour les investissements dans le secteur immobilier tant pour les personnes privées, comme en Belgique, que pour les entreprises, pouvant encourager des investissements spéculatifs et in fine accélérer la montée des prix de l’immobilier. 

Ainsi, au cours des trois derniers mois, l’équipe d’Investigate Europe a soigneusement analysé les lois qui régissent les investissements immobiliers dans plusieurs pays européens. L’Autriche, la Belgique, la France, l’Allemagne, la Grèce, la Hongrie, l’Italie, la Norvège, le Portugal, l’Espagne, la Suède et le Royaume-Uni ont des régimes fiscaux qui favorisent à des degrés divers les fonds immobiliers, comme les sociétés civiles de placement immobilier (SCPI ou REITS en anglais), plus que d’autres types d’entreprises ou d’investissements.

Exonération totale des plus-values, garanties spéciales d’exonération fiscale pour les fonds, revenus locatifs moins imposés que les autres types de bénéfices. Ce ne sont là que quelques-uns des privilèges les plus courants accordés au secteur de l’immobilier.

En Allemagne, par exemple, après une période de dix ans de détention d’un bien, tous les gains sont exonérés d’impôt, y compris pour les investisseurs privés. Au Portugal et en Italie, les investisseurs peuvent acheter des terrains et des maisons en franchise d’impôt et percevoir les bénéfices de la vente en franchise d’impôt également. 

En Italie, les loyers sont imposés à 21 % et il n’existe pas d’impôt foncier pour le premier bien immobilier, pas de frais de plus-value après 5 ans. En Norvège, les plus-values résultant de la vente d’un bien immobilier sont exonérées d’impôt si vous avez vécu dans ce bien pendant 12 des 24 derniers mois. Ce sont là quelques exemples qui émaillent les particularités fiscales des États membres de l’UE.

…qui aggrave les coûts du logement

Or parmi les économistes que nous avons contactés, qu’ils soient orthodoxes ou hétérodoxes, la plupart tombent d’accord pour dire que ces politiques préférentiels exacerbent la crise immobilière qui frappe une grande partie des grandes métropoles et capitales européennes.

Ainsi, Clemens Fuest, directeur de l’institut Ifo pour la recherche économique et ancien conseiller de l’ex-chancelière allemande, Angela Merkel, nous a confirmé « que les prix de l’immobilier ont un rapport très, très important avec le traitement fiscal. » Et de conclure : « Il est indéniable que de telles échappatoires fiscales font grimper les prix de l’immobilier ».

C’est également vrai pour de nombreux autres pays européens, rapporte l’économiste John Christensen, qui travaillait auparavant au cabinet de conseil Deloitte, avant de le quitter pour fonder le Tax Justice Network, une ONG qui cherche à lutter contre les paradis fiscaux. « L’immobilier, tant commercial que résidentiel, est taxé trop faiblement ou pas du tout dans la plupart des pays. Il ne fait aucun doute que les prix de l’immobilier sont tirés vers le haut par ces avantages fiscaux. »

De l’autre côté de l’échiquier politique, l’ancien ministre grec des Finances, Yanis Varoufakis, partage évidemment cette analyse, même si les termes diffèrent. « Il existe une sorte de populisme oligarchique », a-t-il cinglé. « Même aujourd’hui, par exemple, en raison de la difficulté pour les jeunes de mettre un pied dans l’échelle de l’immobilier, lorsque les gouvernements renoncent à certains impôts et utilisent les caisses de l’État pour subventionner les paiements hypothécaires, c’est une victoire majeure pour la bulle des actifs immobiliers, car la demande augmente, mais le stock de logements reste le même, ce qui favorise la hausse des prix, » a-t-il analysé.

Mauvaises affectations des ressources

Or ces avantages fiscaux, pose un autre problème : ils attirent beaucoup plus de capitaux d’investissement dans le secteur de l’immobilier que ce qui se passerait sans ces incitations.

Sebastian Eichfelder, professeur de fiscalité des entreprises à l’université de Magdebourg, a chiffré à notre demande ces « surinvestissements » en Allemagne, appelés aussi « mauvaise allocation » (misallocation) dans le jargon des économistes. Verdict : le montant de ces « mauvaises allocations » ou « allocations inappropriées » pour l’Allemagne seule se situerait entre 68 et 110 milliards d’euros par an. 

En utilisant la même méthode, des économistes du Portugal, d’Italie, et de Norvège que nous avons contacté ont effectué des calculs et sont arrivés à des conclusions similaire.Extrapolé à l’Union européenne, le montant devrait s’élever à plusieurs centaines de milliards. 

Ainsi, Espen Sirnes, professeur associé à l’école de commerce et d’économie de l’université de Tromsø, a conclu que « si les privilèges fiscaux norvégiens pour l’immobilier étaient supprimés, cela aurait conduit à investir entre 1,24 milliard et 6,39 milliards d’euros de moins dans le secteur immobilier l’année dernière. Ces milliards représentent donc la portée d’un éventuel surinvestissement ou d’une mauvaise affectation des capitaux en un an », selon lui.

Au Portugal, Susana Peralta, professeur à la Nova School of Business and Economics, estime que la mauvaise affectation des capitaux à l’immobilier se situe entre 700 millions et 2 milliards d’euros. C’est quatre fois plus que l’investissement public actuel dans le « logement abordable ».

En Italie, Massimo Del Gatto, professeur d’économie à l’université de Pescara et à l’université Luiss de Rome, estime que la mauvaise affectation des capitaux à l’immobilier se situe entre 11,9 et 19,2 milliards d’euros par an. Une fourchette qui représente 2,5 fois les dépenses de l’État italien pour le fameux « revenu de citoyenneté ». 

Enfin, en Belgique, les chiffres de l’agence statistique belge StatBel indiquent une valeur totale de transaction de 41 milliards d’euros en 2021, sur lequel environ 1,2 et 1,9 milliard d’euros représente le montant des capitaux mal alloués en Belgique l’année dernière, selon nos calculs. 

Financiarisation de l’immobilier

Un autre phénomène, que ces régimes fiscaux encouragent, est la financiarisation du secteur immobilier. Lorsque l’immobilier est « financiarisé », cela signifie que les maisons ne sont plus considérées principalement comme un lieu de vie, un droit humain, mais comme un actif financier.

Cette financiarisation de l’immobilier conduit à trois grands phénomènes, selon l’Institut grec pour la recherche sur le changement social Eteron  : – la croissance du financement hypothécaire et l’endettement croissant des ménages ; – la présence croissante des investisseurs institutionnels sur les marchés du logement ;– le retrait progressif des États du logement social.

Selon un rapport du groupe des Verts/ALE du Parlement européen, les capitales européennes ont été la cible principale, bien qu’inégalement répartie, des flux d’investissements institutionnels. Berlin arrive en tête, suivie de Londres, Amsterdam, Paris et Vienne. 

Les grandes villes sont généralement plus susceptibles d’être le théâtre de grandes opérations de portefeuille dans l’immobilier en général, et dans l’immobilier résidentiel en particulier, mais les Pays-Bas et le Royaume-Uni sont également des pays où des opérations sont signalées dans de nombreuses villes plus petites. Une part importante des investisseurs dans ces opérations, parfois la majorité, vient de l’étranger.

Ainsi, selon les données de Real Capital Analytics, les investissements institutionnels sur le marché résidentiel européen ont atteint un nouveau record en 2020, représentant près de 30 % de l’activité totale d’acquisition. Cela représente un énorme bond par rapport à un taux de 10 % en 2015.

Par exemple, en Allemagne, au cours des dernières décennies, les propriétaires institutionnels — qu’il s’agisse de sociétés immobilières comme le géant allemand Vonovia, de sociétés de capital-investissement comme Blackstone ou de fonds de pension comme ABP, ou du fonds de pension néerlandais des employés de l’État et de l’enseignement — ont transformé 40 milliards d’euros de maisons berlinoises en actifs qu’ils louent. 

A Paris, dans le 7e arrondissement, un appartement sur cinq acheté au cours des six premiers mois de l’année l’a été par un acheteur étranger (contre 13,9 % sur l’année 2020). « Il s’agit du niveau le plus élevé depuis 2013 », précise le notaire. La tendance est identique dans les 6e et 8e arrondissements, avec respectivement 18,4 % et 16,3 % des achats d’appartements réalisés par un acheteur étranger au premier semestre (contre moins de 9,7 % et 11,9 % en 2020).

Le député du Parlement régional bruxellois, Pepijn Kennis, devant un bâtiment vide à Laeken / (c) P. Hansen

Cette financiarisation de l’immobilier s’observe égalementdans une certaine mesure en Belgique, en particulier à Bruxelles, comme nous le rappelle, Pepijn Kennis, député au parlement de Bruxelles-Capitale, seul représentant de laplateforme citoyenne « Agora ».

« Il y a une financiarisation des logements à Bruxelles, qui n’est pas aussi forte évidemment que dans d’autres capitales, comme Paris ou Londres, mais qui est de plus en plus présente avec une incidence de plus en plus marquée », a-t-il confié. 

« Des grands fonds investissent dans l’immobilier, car c’est un investissement rentable et sûr. Sauf que ces investissements s’inscrivent dans une logique de rentabilité. Les loyers fixés seront bien supérieurs aux loyers de référence, je pense notamment à la Tour Up-site (la plus grande tour résidentielle de Bruxelles terminée en 2014 – NDLR) et tous les bâtiments qui se construisent le long du canal, plutôt que des logements sociaux ». 

Selon une enquête publiée en mai 2021 dans Apache, un média d’information indépendant flamand, Bruxelles serait le terrain privilégié pour des investisseurs étrangers notamment dans des investissements de niches (logements estudiantins, de santé, etc.), par exemple avec Codabel, qui gère un patrimoine de 1,7 milliard d’euros, la société irlandaise, Thornsett Group PLC (qui se concentre sur le quartier européen), ou encore la société immobilière américaine Eaglestone.

Immobilisme de la classe politique

Ces activités spéculatives aliment l’inflation immobilière qui ronge peu à peu toute l’Europe, comme nous l’a rappelé le commissaire européen à l’Emploi et aux Droits sociaux, Nicolas Schmit : « entre 2010 et 2021, les prix moyens des loyers ont augmenté de 16 %, bien plus dans certains États membres, et les prix des logements de 42 % ».

Et d’ajouter : « la pandémie de COVID-19 a accru les inégalités d’accès à un logement abordable et la flambée des prix de l’énergie causée par la guerre en Ukraine exacerbe le problème de l’accessibilité financière. Nous avons besoin d’investissements publics et privés massifs dans le logement abordable pour éviter que les gens ne soient poussés vers la pauvreté. C’est urgent ! »

L’urgence est bien là, mais les politiques traînent les pieds. Contacté par Investigate Europe, les gouvernements sont restés peu dissertes, voire souvent muets. Le gouvernementallemand campe sur ses positions et ne semble avoir que peu d’appétence pour réformer : « l’accord de coalition ne prévoit aucun changement dans ce domaine. Par conséquent, il n’est actuellement pas prévu de modifier cette réglementation ».

Le gouvernement espagnol justifie ces avantages fiscaux par une motivation politique : « Les incitations fiscales en faveur du logement locatif visent à encourager le parc de logements locatifs et à réduire l’économie souterraine… » Le gouvernement portugais a utilisé deux arguments pour se justifier : il suit une tendance générale et il estime que c’est la bonne politique pour faire baisser les prix de l’immobilier. « En ce qui concerne les avantages fiscaux sur les plus-values lors des ventes, il s’agit d’une pratique récurrente au niveau européen… », a-t-il ajouté.

Et quid de la Belgique ? Contacté par Investigate Europe, le gouvernement nous a renvoyé vers l’« Epure pour une vaste réforme fiscale » du vice-premier ministre Vincent Van Peteghem, sans autre réponse. Pour l’heure, la vaste réforme fiscale se fait toujours attendre.

Les raisons d’une telle atonie politique s’expliquent par la complexité des politiques fiscales et des effets structurels difficilement sondables sur les économies et les sociétés. Dans le cas belge, le professeur en fiscalité de l’Université de Namur, Matthieu Possoz, nous en donne quelques pistes.

« Ce système (fiscale) incite des personnes à se tourner vers l’investissement immobilier plutôt que l’investissement mobilier, dans les produits bancaires notamment. Ce qui fait qu’il est très difficile de revoir la politique sur les loyers, car clairement ça pourrait avoir une incidence sur le revenu des pensionnés », a-t-il confié. Autrement dit, toucher à la fiscalité sur les revenus locatifs viendrait à grever les revenus de nombreux retraités, ce qui pourrait avoir, outre de terribles conséquences sociales, de fâcheuses retombées politiques.

De même, revoir à la baisse les frais d’enregistrement particulièrement élevés — 12,5 % de la valeur du bien — du côté bruxellois et wallon – ne se traduirait pas nécessairement pas une baisse du prix d’achat, selon lui. Le marché pourrait en effet répercuter la baisse des frais d’enregistrement sur le prix du bien. Et de conclure : « Donc finalement l’abaissement de ces droits d’enregistrement n’aurait aucun impact sur le marché immobilier. En revanche, il en aurait eu beaucoup pour l’État. » 

Pour autant, nombreuses sont les solutions fiscales envisagées. En 2019, une initiative bruxelloise assez unique à l’époque de démocratie participative, rassemblant 89 membres tirés au sort, a été mise en place à Bruxelles par une centaine de bénévoles pour discuter des difficultés et enjeux de la politique bruxelloise du point de vue des habitants. Elle avait alors présenté après une longue résolution comprenant de nombreuses propositions, parmi lesquels imposer les revenus réels locatifs et non le cadastre, avec une imposition progressive frappant les loyers excessifs afin de limiter l’inflation. 

Reste à traduire ces propositions en loi. Et la chose n’est pas aisée, comme nous l’a confié Pepijn Kennis. « Étant le seul représentant du mouvement à siéger au parlement régional bruxellois, qui comprend 89 membres, il m’est souvent difficile de constituer des majorités favorables », a-t-il concédé. « Mais du moins, je donne de la visibilité à nos propositions. »

Même si la situation reste contenue par rapport à d’autres capitales européennes, le temps presse. Selon le Rassemblement Bruxellois pour le Droit à l’Habitat (RDBH), depuis une quinzaine d’années, les loyers à Bruxelles augmentent beaucoup plus vite que l’évolution des salaires et du coût de la vie. 

Or, plus de 60 % des habitantes et habitants de Bruxelles sont locataires et 50 % de la population est pauvre. Le très faible taux de logements sociaux (7 %) ne permet pas de répondre aux besoins de ces ménages à très bas revenus qui sont contraints de se loger sur un marché privé trop cher et de mauvaise qualité, rappelle la RBDH.