Niches fiscales : Le malheur des locataires pour le plus grand bénef de Gecina

Alexia Barakou

Le 9 novembre 2022, rue du Docteur Roux, dans le très chic 15e arrondissement de Paris… Un immeuble en L se dresse sur 12 étages avec ses grandes baies vitrées habillées de balcons filants. A première vue, la résidence montée sur pilotis « comme le siège de l’Unesco » semble de bon standing, ce que confirme le montant des loyers pratiqués en ces lieux : 1 900 euros mensuels pour 55 m2.


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L’immeuble propriété de Gecina dans le 15e arrondissement à Paris, œuvre de l’architecte de l’Unesco.

Rêve ou cauchemar

Dominique, qui nous fait la visite, a perdu ses illusions depuis longtemps. Le nez sur la façade, il pointe du doigt les balcons : « Ils ont mis des sangles pour les sécuriser. » Ce locataire assure même avoir « ramassé un jour un gros morceau de béton sur son balcon ». En témoignent ces auvents de protection érigés devant chaque entrée du bâtiment, il y a deux mois : des constructions de fortune pour éviter que des morceaux de murs ne viennent s’écraser sur les passants. « Une mesure préventive et provisoire », justifie le propriétaire sur une affiche.

« Ces réparations bricolées sont indignes d’une société aussi importante », souffle en écho le résident. Avec 20 milliards d’actifs en banque, Gecina, le premier bailleur privé parisien, a pourtant de quoi inspirer confiance. Son slogan vend du rêve aux locataires qui s’attardent sur son site : « Bienvenue au cœur de toutes nos attentions ».


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L’auvent installé au pied de l’immeuble sur pilotis de la rue du Docteur Roux. Une installation de fortune.

Les bailleurs privés à la niche

Avec les 9 000 logements de son parc et au moins 5 000 en construction, le logement résidentiel est la nouvelle marotte de cette foncière cotée, au départ spécialisée dans l’immobilier de bureau. Forte de solides appuis politiques et favorisée par une généreuse niche fiscale, Gecina creuse le sillon des mastodontes de la pierre, jusqu’alors marginaux dans le logement hexagonal. Ses concurrents et confrères ne sont pas en reste. Covivio, Icade et autres gérants de fonds immobiliers comme Axa ou Swiss Life délaissent eux aussi le bureau pour se consacrer progressivement aux toits des Français.

« Depuis 2015, on est rentré en France dans une phase de financiarisation du logement », constate Antoine Guironnet, chercheur associé à Sciences po. Entre 2015 et 2021, en France, l’investissement de ces gros bailleurs privés dans le résidentiel est ainsi passé de 1 milliard à plus de 7 aujourd’hui (1). « La pandémie semble avoir donné un coup d’accélérateur », précise Antoine Guironnet. Un phénomène encore accéléré par la mode de l’open space, d’après les experts, qui a ringardisé une bonne part de l’offre de bureaux.

A la proue de cette évolution, Gecina, numéro un du bureau en Europe – 1,4 millions de m2 -, est donc devenu le champion de la reconversion de ses immeubles. Une bonne nouvelle pour les Français, cet intérêt aussi soudain qu’appuyé ? Pas sûr quand on voit le sort réservé aux locataires de la résidence du Docteur Roux qui doivent subir, en plus des balcons branlants, des fuites incessantes, des radiateurs perforés à cause de la corrosion ou encore la facturation de charges indues.

Les 200 de Ville d’Avray

« Ces anomalies et dysfonctionnements ne sont à l’évidence pas représentatifs du patrimoine de Gecina », se défend la foncière, interrogée par Investigate Europe. Pourtant, les locataires du 15ème ne sont pas les seuls à batailler. Au Domaine de la Ronce, à Ville d’Avray (92), autre propriété de la foncière, sept locataires ont carrément pris une avocate et assigné le bailleur pour obtenir le remboursement d’une partie de leurs loyers. En cause, un chantier de rénovation pharaonique mené entre 2019 et 2021 sur l’un des bâtiments de la résidence. Comme le constate le rapport de l’huissier mandaté en 2020, consulté dans le cadre de cette enquête, « des nuisances sonores infernales, les coupures d’eau récurrentes, les infiltrations, l’aération insuffisante, l’absence de sécurité, d’entretien et de maintenance », ne permettent pas aux locataires de jouir paisiblement de leur logement. Au point que la mairie a fini par s’en mêler. En 2021, dans un courrier que nous avons pu consulter, Aline de Marcillac, la maire divers droite de la ville, destinataire de plus de « 200 réclamations » visant le bailleur, enjoint la directrice générale de Gecina « de rétablir la sécurité et la sérénité aux abords et à l’intérieur de la résidence. »


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Extrait du courrier adressé le 11 mars 2021 par Aline de Marcillac, la première magistrate de Ville d’Avray à la société Gecina.

« C’est une stratégie d’épuisement des locataires », croit savoir Coralie*, une habitante du Domaine de la Ronce. Pour faire fuir les locataires actuels et relouer plus cher ? De guerre lasse, certains résidents ont déjà rendu les clefs. Maître Sophie Sarzaud en est convaincue. , Pour l’avocate des sept plaignants ces travaux sont « incompatibles avec le maintien des locataires dans leur logement » : « la seule alternative qui leur a été proposée a été la résiliation sans préavis de 3 mois de leur bail », prévient la juriste. De son côté, Gecina tempère : « les travaux en site occupé génèrent nécessairement des nuisances que nous cherchons à limiter et à prévenir », précise la direction.


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Une photo de la résidence du Domaine de la Ronce à Ville d’Avray et le commentaire de l’huissier, mandaté par les locataires plaignants. La vie dans un chantier. Le signe… des « attentions » de Gecina ?

Violations des droits humains

En 2019, l’Organisation des Nations unies dénonçait ce type de stratégies délétères mises en place par deux autres majors de la pierre : l’américain Blackstone (565 milliards de patrimoine immobilier, premier investisseur étranger en Europe) et le suédois Akelius (19 000 appartements, dont 7 % à Paris). Connus pour leur opacité, ces deux fonds non cotés sont coupables de « violations des droits humains », selon l’ONU. Ils rachètent des immeubles d’habitation à bas prix, les rénovent avant d’expulser ou faire fuir les locataires « en rendant insupportables leurs conditions de vie ». Objectif de la manœuvre ? Relouer en augmentant le loyer. « Motivé par le désir de maximiser les profits », ce modèle économique « a créé un environnement hostile pour ses locataires en dégradant fortement les conditions du logement », cingle la rapporteuse de l’ONU.

Si les Nations Unies se sont saisi du sujet, c’est que ces géants de l’immobilier, encouragés par de juteuses exemptions fiscales, ont déjà fondu ailleurs en Europe sur le parc privé, contribuant à la hausse générale des loyers. Particulièrement touchés par la crise de 2008, l’Espagne, la Grèce ou le Portugal, notamment, ont vu des fonds vautours racheter à bas prix des immeubles entiers pour les rénover, puis les louer à un prix plus élevé ou les revendre en réalisant une belle plus-value. Selon l’indice boursier FTSE EPRA Nareit, la part du résidentiel dans l’investissement des foncières cotées a ainsi bondi en Europe de 2 à 28% entre 2008 et 2021. En Allemagne, l’évolution est encore plus marquée : elle est passée de 33 à 83%, sur la même période.



Plusieurs fois mise en cause par le passé pour ses « ventes à la découpe », Gecina connaît bien la musique. Des pratiques spéculatives qui avaient incité les autorités de l’époque à réagir. Sollicitée pour les besoins de notre enquête, l’entreprise assure avoir abandonné cette méthode qui consiste à acquérir des immeubles en bloc pour les revendre logement par logement, en expulsant au passage les locataires. Comme la plupart de ses concurrents, la société Gecina est aujourd’hui passée à la « financiarisation 2.0 », comme le souligne un récent rapport des Verts européens. Une stratégie de rente – on vend moins, mais on loue plus cher – qui illustre une tendance plus générale : « Désormais, les investisseurs jouent sur les deux tableaux, confirme Antoine Guironnet. Ils viennent extraire du loyer, sécurisé par la forte demande de logement dans les métropoles, mais comptent aussi sur la plus-value à la revente observée depuis deux décennies dans les villes ». Le phénomène inquiète l’association Droit au logement (DAL), qui observe une « aggravation de la crise du logement comme jamais depuis 50 ans ». « Cette crise est le fruit amer de politiques publiques qui soignent la spéculation et la rente locative, dénonce son porte-parole Jean-Baptiste Eyraud. En retour, celles-ci n’ont jamais été aussi florissantes depuis le début du 20e siècle ».


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Le pourcentage du salaire consacré par les Européens au logement. Document Eurostat.

2,6 milliards d’euros d’exonération

Cette financiarisation tous azimuts du logement a plongé certains pays européens dans une situation critique, au point de faire aujourd’hui marche arrière. En 2021, l’Espagne a ainsi institué un nouvel impôt sur les profits non-distribués des foncières cotées comme Gecina. A Berlin, lors d’un référendum organisé l’année dernière, les habitants ont voté pour l’expropriation des grands bailleurs privés et la renationalisation de quelques milliers d’appartements.

A contre courant de ses voisins et de cette volonté citoyenne de maîtriser son destin, la France continue de leur dérouler le tapis rouge. Dans notre pays, les sociétés immobilières d’investissement cotées (SIIC) telles Gecina sont déjà bénéficiaires depuis 2003 d’une niche fiscale. D’après les calculs d’Investigate Europe, cette exemption a permis à la société d’économiser 2,6 milliards d’euros depuis 2015. Et l’opération séduction se poursuit. En effet, l’État cherche à présent à attirer ces mêmes acteurs sur « le logement intermédiaire », censé en principe réserver aux locataires des loyers plus modérés. Depuis 2014 déjà, il leur offre une exonération de taxe foncière doublée d’une réduction de TVA.
Pour célébrer cette nouvelle collaboration, en 2021, les représentants des bailleurs privés ont même signé un accord de principe avec l’Etat, pour le financement de 55 000 nouveaux logements dans cette catégorie d’ici 2023. En échange, le gouvernement s’engage à « ouvrir la possibilité de moduler les plafonds de loyer intermédiaire dans les zones les plus densément peuplées afin de les adapter à la réalité du marché ». Traduire : à faire sauter ces plafonds… là où les gens n’arrivent pas à se loger.

Le gouvernement ne répond plus…

Face à ces mesures et aux questions qu’elles posent, nous avons sollicité Olivier Klein, le ministre délégué à la Ville et au Logement, et Bruno Le Maire, son homologue de l’Economie et des Finances, tous deux concernés par le dossier. Après s’être renvoyé la balle à tour de rôle, ils ont cessé de répondre à nos sollicitations.

A la Fédération des entreprises immobilières (FEI), on semble se réjouir de ces nouveautés. « Si vous êtes dans le cadre d’une activité reconnue comme utile à la collectivité, commente sa présidente Maryse Aulagnon, cela offrirait la possibilité de demander un desserrement du plafond de loyer de façon à retrouver la rentabilité du dispositif. »

Non contents des ristournes fiscales déjà acquises, les lobbyistes des mastodontes de la pierre ne comptent pas en rester là. Selon les chiffres de la Haute autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP), à elles deux, la FEI et Gecina, un de ses principaux adhérents, ont rencontré entre 2020 et 2021 les décideurs politiques à 25 reprises pour pousser leurs propositions. Notamment sur une réduction d’impôt accordée à toute société possédant des immeubles (d’habitation) qui les céderait à une SIIC. La mesure était en vigueur dans les années 2000, pour les bureaux uniquement. Elle avait depuis été abolie. Pour Maryse Aulagnon, à la FEI, ce dispositif a été « un extraordinaire outil de fluidité du marché parce que les détenteurs d’actifs étaient incités à les apporter à des SIIC. Nous proposons de le réactiver en faveur du logement. »

Gecina, enfant chéri de la Macronie ?

Confronté à la crise du logement, le gouvernement finira-t-il par céder aux sirènes des bailleurs privés ? Sous les ors de la Macronie, Gecina semble posséder de solides appuis politiques. En témoigne, parfaitement symbolique, cette seule et unique action de la société détenue… par Emmanuel Macron lui-même. En 2018, le président de la République avait même adoubé la politique de féminisation de la foncière, lui faisant l’honneur d’une visite pour la journée internationale des droits des femmes. Un an plus tôt, en 2017, celui qui était à l’époque ministre de l’Economie avait déjà abandonné à Gecina son conseiller industrie, Franck Lirzin – un ami fidèle, depuis parti s’occuper du parc immobilier de la SNCF. L’actuel ministre délégué chargé de l’Industrie, Roland Lescure, a lui fait la route dans l’autre sens, puisqu’il était jusqu’en 2017 le numéro deux du principal actionnaire de l’entreprise, la Caisse de dépôt et placement du Québec.


HATVP
Dans le portefeuille des participations du citoyen Macron figure 1 action Gecina, selon sa déclaration déposée à la HATVP le 1er mars 2022 comme candidat à l’élection présidentielle.

Autant de liens et de passerelles qui pourraient permettre à la foncière de faire avancer son agenda fiscal. « Les lobbies de l’immobilier sont extrêmement puissants, partout dans le monde », souligne John Christensen. Et le cofondateur de Tax Justice Network, lui-même ancien conseiller fiscal de Jersey, le rappelle : « Les politiques fiscales sont donc façonnées non dans une logique économique mais en fonction du pouvoir et des lobbies qui ont réussi à gagner l’oreille des politiques. »

Une réflexion d’un homme de l’art que nous aurions voulu partager avec Emmanuel Macron, l’homme de l’action. En vain : interrogé sur le sens du geste présidentiel qui a tout d’un message – une seule action Gecina ne confère qu’un pouvoir limité et des dividendes mineurs -, l’Elysée a refusé de répondre à nos questions.

(1). Source Foncia & Immostat.

*Le prénom a été modifié

Cette enquête a été publiée chez notre partenaire, Blast

Avec Laure Brillaud et Leïla Miñano, ont également contribué à cette enquête Lorenzo Buzzoni, Wojciech Cieśla, Ingeborg Eliassen, Juliet Ferguson, Pascal Hansens, Attila Kálmán, Maria Maggiore, Maxence Peigné, Paulo Pena, Manuel Rico, Nico Schmidt, Harald Schumann, Elisa Simantke, Amund Trellevik, ainsi que Eurydice Bersi (Reporters United) et Jef Poortmans (Trends).

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