Jean Peyrony, Directeur général de la Mission opérationnelle transfrontalière: « les liaisons ferroviaires transfrontalières ne sont pas les projets les plus faciles, ni les plus rentables. »

Credit: Alexia Barakou

A de rares exceptions  – comme le Léman Express, le réseau franco-suisse qui dessert Genève et son agglomération transfrontalière, l’offre de transport transfrontalière demeure partielle et sous-exploitée en France et en Europe plus généralement. Qu’est-ce qui empêche le développement des lignes transfrontalières ?

Jean Peyrony : Les liaisons transfrontalières ne sont pas les projets les plus faciles, ni les plus rentables. C’est avant tout une question de volonté politique. Laissez-moi prendre un exemple que je connais bien : la ligne Colmar – Fribourg. On est sur une zone transfrontalière qui a été très intégrée à une époque, puisqu’au sein d’un seul pays, l’Allemagne jusqu’en 1918. La ligne Colmar-Fribourg existait à cette époque. Elle a ensuite été délaissée pendant la majeure partie du 20èmesiècle à cause des conflits mondiaux bien sûr mais également parce qu’après-guerre le train a cessé d’être prioritaire.  Depuis quelques années, on note un net changement d’attitude des deux côtés de la frontière, la ligne est redevenue une priorité non seulement pour les régions frontalières mais aussi pour les États. La France et l’Allemagne ont signé en 2019 le Traité d’Aix-la-Chapelle qui fait la part belle aux liaisons ferroviaires transfrontalières telles que Colmar et Fribourg. C’est donc bien la volonté politique qui permet de faire avancer ce genre de projets. 

A contrario, les liaisons entre la France et l’Italie sont un bon exemple des difficultés que l’on peut rencontrer lorsque l’on fait du transfrontalier. Et là se pose à nouveau, en creux cette fois, la question de la volonté politique. il s’agit de troislignes formant une sorte de triangle (ndlr Nice-Vintimille, Nice-Breil-Tende, Cuneo-Breil-Vintimille –voir notre article chez Mediapart et reportage sur notre site) perturbées quotidiennement par des contrôles policiers dans les trains pour arrêter les migrants. En prime, la ligne littorale entre Nice et Vintimille souffre de gros problèmes de saturation et de retard. La question des migrants et celle des cadencements sont en quelque sorte antagonistes. Il doit en effet y avoir des décideurs, côté français notamment, qui trouvent leur intérêt à ce qu’il n’y ait pas trop de trains, que ça ne roule pas trop vite parce que ça leur compliquerait la tâche niveau sécurité. Il faudrait une gestion plus optimale de la frontière qui prenne davantage en compte la question de l’aménagement du territoire transfrontalier, notamment la nécessité d’assurer une certaine fluidité des flux transfrontaliers tout en intégrant la question de la sécurité. 

N’y a-t-il pas aussi des facteurs économiques qui rentrent en compte ? Les régions transfrontalières riches et dynamiques économiquement ne sont-elles pas globalement mieux loties que les autres ? 

Jean Peyrony : En effet il y a très clairement une considération économique dans le choix d’établir ou non une liaison transfrontalière. Genève et son Leman Express, ce sont 100.000 travailleurs transfrontaliers avec par ailleurs descollectivités plutôt riches, le canton de Genève bien sûr mais aussi côté français grâce à des systèmes de reversements fiscaux. Tous les clignotants sont au vert. Sur la Côte d’Azur, il y a certes 40 à 50,000 travailleurs qui circulent sur la ligne littorale Nice-Vintimille mais en réalité ils migrent tous vers Monaco. Et pour ce qui est de la Vallée de la Roya, ce sont des trains d’aménagement du territoire, on n’aura effectivement jamais une rentabilité extraordinaire sur ces lignes-là. 

Surtout depuis la tempête Alex essuyée en 2020 qui a détruit toutes les voies d’accès à la vallée. Et en même temps,le salut est venu du train qui a permis de ravitailler les sinistré.es.  N’est-ce pas la démonstration que le rail doit rester un service public et un outil de structuration du territoire au-delà des considérations purement économiques ? 

Jean Peyrony : La tempête Alex de 2020 a en effet ruiné des voies déjà en très mauvais état. Et pourtant c’est le train qui a repris du service en premier, avant la route. La liaison ferroviaire apparaît donc à la fois comme le problème et la solution. Dans ce cas, rénover la ligne serait clairement un choix d’aménagement du territoire car il ne s’agit pas d’une ligne avec une rentabilité aussi évidente que d’autres lignes transfrontalières comme Annemasse-Genève. Malgré tout, il existe unpotentiel de développement avec l’Italie, et une dimension touristique qui pourrait justifier d’investir. Mais on revient à la question de la volonté politique qui se heurte à l’absence de gouvernance de cette frontière. Il n’y a pas de groupement transfrontalier comme à Genève ou sur les frontières franco-allemande et franco-luxembourgeoise où vous avez des groupements transfrontaliers avec des équipes qui réfléchissent ensemble et élaborent des schémas d’aménagement.

RaffaeleViaggi : Dans ce coin-là, vous aviez également une autre ligne qui partait de Marseille et allait jusqu’à Milan en passant par la côté. Opérée par Thello, une filiale de l’opérateur historique italien Trenitalia, elle s’est arrêtée quelques mois pendant la crise et l’entreprise vient d’annoncer qu’elle ne reprendrait pas. Les élus régionaux, de la métropole de Nice en particulier nous ont écrit et se sont offusqués de cette interruption de service intempestive. Pour eux, la coopération transfrontalière qui passe notamment par les liaisons avec Gênes et Milan est stratégique.  Cela pose la question de l’ouverture à la concurrence qui va bénéficier à des lignes très rentables telles que Metz-Luxembourg au détriment d’autres moins solides financièrement comme la ligne Nice-Vintimille avec ses retards à répétition, ses problèmes techniques, et ses contrôles policiers incessants. 

En dehors de ces facteurs politiques et économiquesvoyez-vous des obstacles techniques au développement du ferroviaire transfrontalier?

Jean Peyrony :  Pas vraiment. En théorie, il y a une uniformisation des systèmes selon les normes européennes ERTMS(ndlr European Rail Traffic Management System ou Système européen de gestion du trafic ferroviaire censé harmoniser la signalisation ferroviaire en Europe, en réalité c’est une interface de plus qui vient s’ajouter aux systèmes existants). J’entends que certains États traînent un peu la patte, y compris la France mais mis à part le surcoût desnouveaux équipements, il n’y a pas tant d’obstacles techniques au développement de réseaux transnationaux grande vitesse et classique.   En revanche, là où il y a un vrai problème, c’est la normalisation des transports locaux transfrontaliers tels que les tramways. Le législateur européen a considéré que les tramways relevaient du local et que les normes restaient donc nationales. On connaît bien le sujet avec le fameux tramway de Strasbourg, auquel il a fallu rajouter un tas de gadgets pour qu’il puisse rouler en Allemagne. Avoir des normes européennes et des dispositifs plus interopérables pour les tramways aurait vraiment facilité la coopération entre la France et l’Allemagne dans ce cas précis. Il y a quinze ans, quand on allait à Bruxelles à la Commission européenne et qu’on leur parlait de tramway, nos interlocuteurs ouvraient les yeux comme des billes. Maintenant ils ont compris qu’il n’y a pas que des trains transnationaux qui traversent les frontières mais la législation reste en retard. 

Raffaele Viaggi : C’est vrai que la technique peut compliquer la tâche des promoteurs du transfrontalier. A la frontière franco-italienne, ça bloque au niveau de l’électrification, à la frontière franco-espagnole, au niveau de l’écartement des rails. Mais dans le deuxième cas, cela n’empêche pas le développement d’un projet de RER basque transfrontalier. Ce qui montre bien que  là où il y a la volonté politique, on trouve la solution technique. 

Pensez-vous que l’ouverture à la concurrence servira ou desservira la desserte transfrontalière ? 

Jean Peyrony: Je ne suis pas un fanatique de la concurrence en général mais j’ai l’impression qu’en matière de ferroviaire, il y aurait une logique à une certaine ouverture à la concurrence. D’abord parce qu’on a effectivement besoin d’opérateurs pour faire des liaisons transfrontalières ou transnationales. Sur la grande vitesse franco-allemande, il y a déjà une concurrence entre les TGV français et les ICE allemands (ndlr – équivalent du TGV en Allemagne) et ce n’est pas une mauvaise chose. En matière de trains régionaux, cela ne serait pas aberrant que des opérateurs tels que Transdev qui opère déjà un certain nombre de réseaux dans le monde se retrouve à gérer des lignes transfrontalières. 

Raffaele Viaggi : Pour les lignes rentables, l’ouverture à la concurrence aura du sens parce qu’à la marge, cela améliorera le service et permettra d’avoir plus de trains. Mais on a aussi très bien vu avec Thello dès lors qu’ils ont jugé que ce n’était plus rentable, le service Marseille-Nice-Gênes-Milan sur lequel énormément de personnes comptaient a disparu d’un jour à l’autre. De la même manière, la ligne très fréquentée entre Marseille et Nice a été remportée par Transdev mais pour le reste, j’ai du mal à voir des opérateurs se positionner sur la ligne de la Roya ou d’autres petites lignes.