Gazoduc EastMed : la grande hypocrisie

Le gazoduc EastMed, un monstre de 1900 km de long censé fournir chaque année à l’UE 10 milliards de m3 de gaz naturel depuis Chypre et Israël via la Grèce, a de nombreux supporters au gouvernement grec, mais pas que.

En janvier 2020, la Grèce, Chypre et Israël ont signé un accord inter-gouvernmental concernant ce projet. Le fameux gazoduc est également soutenu par les États-Unis, qui l’envisagent comme une bonne alternative à l’offre russe, sur le marché européen. EastMed rejoindrait donc la pipeline nord-américaine LNG et d’autres gazoducs qui fournissent l’UE en gaz naturel non russe. La Bulgarie, la Roumanie, la Serbie et la Macédoine du Nord ont également soutenu publiquement le projet, affirmant que EastMed « contribue à assurer la sécurité énergétique dans la région ».

Depuis douze ans, le pouvoir politique grec présente EastMed comme le pilier de sa stratégie nationale, à la fois géopolitique et énergétique. Nous avons parlé avec trois représentants politiques de tous bords qui ont officié en tant que Ministres de l’énergie dans les gouvernements qui se sont succédés. Tous les trois, qu’il s’agisse du parti social-démocrate (PASOK), du parti de gauche Syriza et de l’actuel gouvernement de droite Nouvelle Démocratie, soutiennent le projet.

« EastMed pourrait faire de la Grèce un carrefour pour la production et l’acheminement du gaz naturel, ce qui revaloriserait notre importance géopolitique dans la région », s’est enthousiasmé Yiannis Maniatis, Ministre de l’énergie entre 2013 et 2015. Cette position est partagée par son prédécesseur, le conservateur Kostis Chatzidakis. « Le facteur géopolitique intrinsèque au gazoduc EastMed, est capital », a affirmé George Stathakis, également nommé à ce poste entre 2016 et 2019.

De dangereuses émissions fugitives de méthane

EastMed est sans conteste un projet pharaonique. S’il devait voir le jour, au prix estimé de 5,2 milliards d’euros auxquels s’ajouteraient 90 millions d’euros de frais annuels d’entretien, il s’agirait du plus long et du plus profond gazoduc sous-marin de la planète, selon le Ministre de l’énergie israélien.


Le Méthane est un gaz à effet de serre bien plus néfaste que le CO2

Malgré ce battage médiatique, le gazoduc n’apportera aux consommateurs et consommatrices qu’une hausse des prix de l’énergie et une aggravation du réchauffement climatique. L’extraction et le torchage du gaz naturel sont responsables de l’émission de dioxyde de carbone et de méthane, deux gaz à effet de serre particulièrement dangereux. Le méthane est le pire. Sur 20 ans, une molécule de méthane est 90 fois plus efficace à réchauffer l’atmosphère, qu’une molécule de dioxide de carbone.

Le méthane est produit tout le long de la chaîne : que ce soit dans l’extraction du gaz naturel, son transport et son stockage. Le terme « émissions fugitives » a été inventé pour décrire ces émissions de gaz à effet de serre pendant la production et avant le torchage de gaz naturel, qui vient ajouter de nouvelles émissions comme une cerise sur le gâteau. L’empreinte carbone du gaz naturel est si mauvaise, que dès 2022, la Banque européenne d’investissement a décidé d’arrêter de financer les projets gaziers, dans le cadre de sa stratégie d’arrêt de soutien des infrastructures polluantes.

Ce qu’EastMed va transporter est sale. Selon un rapport de l’ONG Global Witness, si le gazoduc reste en service jusqu’à 2050, il aura généré plus de gaz à effet de serre que ce que la France, l’Espagne et l’Italie réunies produisent en un an.

« EastMed n’est pas du tout en accord avec l’urgence climatique », a expliqué Frida Kieninger, responsable de campagne pour l’association à but non lucratif Food and Water Europe. « Il s’agirait du plus long et du plus profond pipeline jamais posé dans les fonds marins, avec toute la destruction environnementale que cela suppose, qui relierait une région (déjà sous tensions) à de nouveaux champs gaziers. Soutenir EastMed, c’est aussi soutenir une exploitation très problématique de gaz ».


De récentes propositions de l’UE proposent de considérer des projets nucléaires comme « verts »

Les soutiens de l’UE et de la Grèce et le fait que le gazoduc EastMed soit intégré à la liste des PIC est totalement antagonique avec le besoin d’abandonner les énergies fossiles pour s’attaquer au réchauffement climatique, étant donné qu’il y a des alternatives. Le soutien de l’Europe envers le gaz naturel semble pourtant s’accélérer. Si l’on en croit le premier jet d’une proposition de la Commission européenne, obtenu par EURACTIV, la Commission pourrait labelliser comme « verts » certains projets de centrales électriques au gaz, sous certaines conditions. Alors que le gaz reste bien une énergie fossile.

La cinquième liste des PIC a été adoptée par la Commission et compte 20 projets gaziers. Faire partie du lot, c’est obtenir de nombreux avantages, comme des procédures simplifiées d’octrois de permis (un délai contraignant de seulement 3 ans et demi), des évaluations environnementales plus rapides et la possibilité d’obtenir une aide financière via le Mécanisme d‘interconnexion Européen (CEF, en Anglais).

La liste mise à jour sera soumise au Parlement européen et au Conseil. Les deux organismes ont deux mois, après l’adoption en Commission en novembre dernier, pour accepter ou bien rejeter cette liste. Un délai supplémentaire de deux mois peut être accordé. Le Parlement devrait rendre sa décision le 26 janvier à la Commission de l’industrie et en février, en plénière. Mais les deux législateurs ne peuvent amender le projet de liste.

« EastMed ne devrait pas figurer sur la liste des PIC »

Klaus-Dieter Borchardt (Commission européenne)

Dans une interview que nous avions réalisée en octobre 2020, l’ancien directeur général adjoint de l’énergie à la Commission européenne, Klaus-Dieter Borchardt, n’avait pas tourné autours du pot en évoquant EastMed.

Il avait bien expliqué que figurer dans la liste des PIC ne supposait pas forcément d’être financé par l’UE. En évoquant plusieurs projets qui avaient fait partie de la liste et qui avaient été laissés en plan, il expliquait « si un projet n’est pas développé dans les trois, quatre ans, il devrait automatiquement être retiré de la liste. Ils n’y restent que parce que les gouvernements et les promoteurs ont avantage à ce qu’ils y restent, ça n’a pas forcément à voir avec la sécurité de l’approvisionnement ou la décarbonation de l’énergie ».

Klaus-Dieter Borchardt considère qu’EastMed est de ceux-là. « je peux concevoir que la Mer Méditerrannée soit bien dotée en gaz naturel, mais il serait bien plus logique d’utiliser les infrastructures existantes de LNG, plutôt que de faire venir de Grèce ou d’ailleurs, du gaz naturel via ce long gazoduc tout neuf », disait-il. « Et puis nous essayons d’aller vers de nouvelles ressources, comme les énergies renouvelables ».

EastMed menace les objectifs pour le climat

La science également se dresse contre le projet EastMed. « Les données du GIEC sont limpides », rappelle Dimitris Ibrahim, responsable de la politique climatique et énergétique de WWF Grèce. « La majorité des énergies fossiles devraient rester tapies sous terre, si nous souhaitons atteindre notre objectif de +1,5° et éviter un effondrement climatique. Selon le programme pour l’environnement des Nations Unies, le plan des gouvernements du monde entier de prévoyaient de dépenser 110% d’énergies fossiles de trop avant 2020, ce qui comprend 71% d’émissions liées au gaz naturel. Pour empêcher cela, des projets comme EastMed deviaent être abandonnés ».

Nikos Mantzaris, analyste politique au think tank indépendant Green Tank, a remarqué qu’à la COP26 il a été établi que les engagements des pays pour 2030 ne nous permettraient pas d’atteindre l’objectif des 1,5°. « Ce n’est pas possible que l’Europe, qui a l’ambition d’être leader dans ses ambitions climatiques, gaspille ainsi ses ressources dans des infrastructures comme EastMed et dans le transport de gaz soit-disant naturel, dont la combustion rejettera des dizaines de millions de tonnes de CO2 dans l’atmosphère, et ce chaque année », dit-il.

L’Europe n’a pas besoin d’EastMed

Il suffit de regarder les chiffres pour comprendre que l’Europe n’a pas besoin d’EastMed pour assurer ses besoins en énergie. Selon les consultants énergie Artelys, l’UE dispose déjà d’un approvisionnement suffisant : la Norvège, la Russie, l’Asie Centrale et le Maghreb couvrent déjà tous ses besoins. Et ce, même si un problème dans l’une de ses zones devait toucher l’approvisionnement, étant donné que les besoins de l’Europe en gaz naturel devraient diminuer avec le temps.

Si l’on voulait rester en deçà de l’objectif des 1,5°, l’Europe devrait réduire d’un quart ses niveaux de consommation en gaz naturel de 2018 d’ici 2030, de 90% d’ici 2050. Une telle réduction dans la demande rend caduc l’intérêt du projet d’EastMed. Surtout que les champs gaziers chypriotes ne devraient pas êtres exploités avant 2030, selon le spécialiste en recherche énergétique Rystad.

« Selon l’agence internationale de l’énergie, il n’y a plus d’intérêt d’étendre les infrastructures gazières », précise Kostis Grimanis de Greenpeace. « Les aménagements actuels, ajoutés aux projets en constructions dans le monde représentent à elles-seules 95% des émissions autorisées dans le cadre de l’objectif des 1,5° sensé être atteignable dans les prochaines décennies ».

EastMed, un obstacle à la diversification des sources

Les soutiens du projets soutiennent que EastMed permettra de multiplier les sources de gaz naturel. Mais notre recherche montre l’inverse. Tout d’abord sa capacité est basse.

Charles Ellinas, ancien président de la société Cyprus Hydrocarbons relève que « même poussé à ses capacités maximales, EastMed ne couvrirait qu’une toute petite partie des importations en gaz pour l’Europe, et ne permettra pas de diversifier ses sources d’approvisionnement ».


EU
La commissaire à l’énergie Kadri Simson pense que la Russie reste un important partenaire pour l’importation de gaz naturel

L’UE ne semble même pas chercher à élargir ses sources d’approvisionnement. Interrogée par Euractiv, la commissaire à l’énergie Kadri Simson a soutenu que les importations de gaz naturel venant de Norvège, du Qatar et des États-Unis suffisaient. Elle a également présenté la Russie comme « un partenaire important » côté gaz naturel, alors que Moscou s’engage à vendre à des prix compétitifs. « Je ne pense pas que l’UE tournera le dos au gaz russe, ajoute Charles Ellinas, surtout avec des prix bien moindres que ceux que l’on pourrait attendre avec EastMed. »

EastMed serait-il rentable ?

Les taux du gaz naturel sont la clé pour anticiper la rentabilité du projet de gazoduc, estime Dimitris Ibrahim de WWF Grèce. « EastMed est très cher, et s’il est construit, il sera mis en service dans un contexte de réduction de la demande et sera donc confronté à des compétiteurs bien moins chers. Il est évident qu’EastMed est condamné à devenir un actif bloqué, causant des pertes de plusieurs milliards d’euros. »

Figurer dans la liste des PIC européens ne garantit pas la viabilité du projet. L’UE ne peut fournir plus d’un tiers des fonds nécessaires à sa construction, le reste restant à la charge du secteur privé.


Écoutez le Podcast en Anglais sur notre enquête, L’Europe prise dans le piège du gaz


Malgré ces gros inconvénients, l’UE et la Grèce sont déterminés à sécuriser les investissements voués à une ressource fossile qui ne nuisent pas seulement au climat, mais aussi aux consommateur.trices plus vulnérables à la précarité énergétiques, comme le soulèvent les opposant.e.s. « Des projets comme EastMed nous rendent dépendant.e.s au gaz naturel pendant des décennies. Cela n’a pas seulement des conséquences sur le climat. Comme nous l’avons vu avec les récentes explosions des prix de l’énergie, les contribuables aussi seront touché.e.s au portefeuille et cela va aggraver la précarité énergétique », explique Kostis Grimanis de Greenpeace.

Le courroux à l’égard d’EastMed semble se généraliser peu à peu. Dans un article récent, l’ancien Ministre adjoint des affaires étrangères Giannis Valinakis du parti Nouvelle Démocratie a présenté le projet comme moribond et non durable.

Ce qui rend d’autant plus visible l’hypocrisie climatique qui se cache derrière le projet EastMed, c’est que les alternatives écologiques au gaz naturel existent déjà et sont à portée de main. « Les fonds européens devraient être dirigés au stockage de l’électricité et aux infrastructures de gestion de la demande, voilà le principal pré-requis à la transition vers une électricité 100% décarbonnée, basée sur les énergies renouvelables, d’ici cinq ans. Cet objectif est considéré par une majorité des instituts de recherche et des think tank, comme la première pierre de la neutralité carbone pour les pays de l’OCDE », soulève Nikos Mantzaris.

L’écueil du gaz

Le problème soulevé par le gaz naturel ne se limite pas au seul gazoduc EastMed. On le retrouve dans bien des projets listés comme projet d’intérêt commun. Si l’on prend l’exemple de la Grèce, cela inclut la pipeline d’interconnexion gazière entre la Grèce et la Bulgarie (IGB), entre le nord du pays et la Bulgarie, et le gazoduc Poseidon reliant la Grèce à l’Italie.

Les vingt projets gaziers inclus dans la cinquième liste sont disséminés partout en Europe. On y trouve un terminal gazier en Pologne, une pipeline reliant Malte à l’Italie, une connexion entre la Bulgarie et la Serbie, un équipement en stockage souterrain en Roumanie, l’extension du stockage souterrain en Lettonie et une pipeline en Roumanie pour faire venir le gaz depuis la Mer Noire.

Plus de 100 organismes européens ont écrit une lettre de protestation, demandant à l’UE d’exclure de sa liste définitive de PIC tous les projets gaziers. Les organisations soutiennent que si les projets de la liste devaient être construits, cela coûterait plus de 30 milliards d’euros à l’UE, de l’argent qui « ne sera pas utilisé pour préparer un avenir plus propre et plus sain ».

« Les énergies fossiles ne sont pas durables », explique Frida Kieninger, de Food and Water Europe. « Si ne serait-ce que 3% de gaz naturel (principalement constitué de méthane) s’échappait, l’impact climatique du gaz naturel serait bien pire que celui du charbon. Cela est écrit noir sur blanc dans le texte de la stratégie à long terme de la Commission européenne. Nous n’avons pas les moyens d’utiliser plus de gaz naturel, si nous voulons protéger notre climat ».

Article édité par Georgia Nakou (Reporters United) et Sindhuri Nandhakumar (Investigate Europe)