En exportant des armes, la France et l’Allemagne alimentent le conflit entre la Grèce et la Turquie

Le 19 janvier 2022, sur la base aérienne de Tanagra, à 70 km au nord d’Athènes, l’heure est à la fête. Les plus importants leaders politiques et militaires grecs se sont donnés rendez-vous pour célébrer la dernière grande acquisition du pays. La cérémonie marque l’arrivée des six premiers Rafales, sur les 24 qui devraient être livrés par la France d’ici 2023. Il y a de quoi sabrer le champagne, si l’on y ajoute la vente des frégates françaises Belharra, la facture pour la Grèce s’élève à plus de 5 milliards d’euros. 

Dans un joyeux vrombissement, les avions de combat défilent dans le ciel, les réjouissances battent leur plein. « La maîtrise avec laquelle l’armée de l’air hellénique a effectué ce premier vol de convoyage témoigne de l’excellence de notre coopération et de la force de notre relation historique avec la Grèce depuis plus de 45 ans », applaudit Éric Trappier, le PDG de Dassault Aviation, le constructeur des avions de combat. Devant un parterre d’ officiel.les et de journalistes, le premier ministre, Kyriakos Mitsotakis, renchérit : « Nos nouveaux Rafales sont prêts à décoller pour nous garantir des lendemains plus beaux et plus pacifiques ». 

Cérémonie d’accueil des premiers rafales | Photo : Thodoris Chondrogiannos

« Dompter la bête »

Mitsotakis ne mentionne pas la Turquie dans son discours. Il n’en a pas besoin. Tous les convives savent que c’est bien la menace -réelle ou ressentie- d’Ankara, qui justifie cette folle dépense. Cinq milliards… Alors qu’il y a moins de dix ans, l’État grec était au bord de la faillite. 

Les rafales et les frégates ne sont pas un coup d’essai. En 2021, au cœur de la récession provoquée par la pandémie, la Grèce a consacré 3,8% de son PIB à la défense. En relatif, le budget le plus élevé de tous les États membres de l’Otan… Le petit État du sud de l’Europe, a dépensé davantage que les États-Unis- 3,5 % de leur PIB-. «Nous ne sommes pas un grand paysnous n’avons pas non plus la plus grande économie d’Europe », expliquait ainsi le ministre grec des affaires étrangères, en janvier dernier. « Pourtant, nous avons plus de chars d’assaut que l’Allemagne et la France réunies. Nous avons l’une des plus grandes, sinon la plus grande, force aérienne de l’UE. Nous avons plus de 250 avions de combat». 

Il dit vrai. Mais pourquoi un pays qui représente à peine 0,25% du PIB mondial voudrait-il dépenser davantage pour sa défense que les grandes superpuissances militaires? « Parce que nous sommes confronté.e.s à une menace » a précisé le ministre des affaires étrangères. La menace auquel il fait référence pèse depuis bientôt 50 ans. Depuis qu’en 1974, la Turquie a envahi Chypre , en réponse à un coup d’Etat orchestré par la junte militaire grecque à Nicosi. Aujourd’hui, un tiers de l’île est sous occupation turque. « Depuis 1974, les relations entre Athènes et Ankara ont traversé plusieurs crises graves, explique Spyros Blavoukos, professeur de relations internationales à l’université d’Athènes. « L’adhésion de la Grèce à l’UE, puis à l’OTAN, ses importantes dépenses militaires, son soutien à l’adhésion de la Turquie à l’UE. Toutes ces actions font partie d’une stratégie (ndlr : de la part de la Grèce) qui vise à dissuader la Turquie d’adopter un comportement agressif à son égard. Elle vise à dompter la bête ».

De son côté, la Turquie pointe une arme sur Athènes : depuis 1994, elle répète que si la Grèce étend au-delà des 12 miles nautiques ses eaux territoriales en mer Egée, cela équivaudrait à une déclaration de guerre (un casus belli).

Un rafale sur le tarmac grec | Photo : Thodoris Chondrogiannos

La Grèce et la Turquie plusieurs fois au bord de la guerre

« Je ne peux pas imaginer un conflit militaire entre la Turquie et la Grèce », rassure Javier Solana, ancien secrétaire général de l’Otan. Interrogé par Investigate Europe, il explique que les deux États sont trop étroitement liés pour ouvrir le feu : “la Grèce fait partie de l’UE et la Turquie qui fait partie de l’Otan est en coopération étroite avec l’UE ». 

Pourtant, la Grèce et la Turquie ont frôlé le conflit en 1987, en 1996 et à nouveau, en 2020. La dernière fois, les deux pays ont failli entrer en guerre à cause d’une simple erreur de manœuvre qui a provoqué une légère collision entre un navire de guerre grec et une frégate turque en Méditerranée. L’Otan est intervenue in extremis en 1987, puis en 1996. En 2020, l’Allemagne, qui assurait alors la présidence tournante de l’UE, a joué le rôle de médiateur.

Mais la prochaine crise n’est qu’une question de temps et ni l’Otan ni l’UE ne sont aujourd’hui parvenues à ramener les deux pays sur la voie de la réconciliation. Au contraire, plusieurs pays européens, dont la France et l’Allemagne, en vendant des armes à chaque camp, soufflent sur les braises d’un conflit qui pourrait éclater demain. 

La protection en échange des rafales français 

Au cours des 40 dernières années, les États-Unis, l’Allemagne et la France ont été les principaux exportateurs d’armes vers la Grèce et la Turquie. Dans une moindre mesure, d’autres pays ont également armé les deux pays, notamment l’Italie, les Pays-Bas et le Royaume-Uni. La France, elle, a souvent choisi le camp de la Grèce, quant à l’Allemagne, elle a plutôt préféré celui de la Turquie. Au fil des années, les deux grandes alliées de l’UE, ont alimenté une course à l’armement qui semble sans limite.

En juillet 2021, par exemple, la Turquie a accueilli le Piri Reis, le premier des six sous-marins achetés à l’Allemagne, une décision qui, selon l’hebdomadaire anglais The Economist, donne «à Ankara un avantage sur la Grèce ». 

En novembre de la même année, le fabricant militaire Hensoldt, détenu à 25,1 % par l’État allemand, a admis que l’un de ses systèmes de ciblage s’était retrouvé chez Baykar, le fabricant turc des drones Bayraktar, via une filiale basée en Afrique du Sud. On comprend pourquoi. Quelques mois plus tôt, en décembre 2020, l’Allemagne avait rejeté les propositions de la Grèce d’instaurer un embargo sur les armes à destination de la Turquie, parce qu’elle les  jugeait “stratégiquement incorrectes”.

« L’aide allemande au programme de drones de combat turcs est le meilleur exemple de la façon dont les alliés de l’UE poussent la Grèce à s’armer tout en vendant des armes à la Turquie », confie à Investigate Europe une source issue de l’industrie grecque de l’armement. «Avec l’aide de l’Allemagne, la Turquie a développé des drones de combat qui ont déjà été déployés en Ukraine, mais aussi dans le Haut-Karabakh », précise-t-il. «Après avoir traîné dans la course aux drones de combat, l’industrie de défense grecque construit maintenant quatre drones, et la Grèce devra dépenser des centaines de millions d’euros pour tenter de reprendre l’avantage sur son voisin. »

En septembre 2021, c’est au tour de la France de soutenir la Grèce, avec la signature d’une clause d’assistance mutuelle en matière de défense. Cet accord, poussé par la diplomatie grecque depuis des années, stipule que la France viendra en aide à la Grèce si elle est attaquée par un autre pays, y compris… la Turquie. La protection française s’est monnayée chère, le “partenariat stratégique” inclut l’achat de 24 avions Rafale et d’ « au minimum trois frégates Belharra », le ministre grec de la défense laissant entendre qu’il serait prêt à monter jusqu’à 40 Rafales. 

Des dépenses militaires démesurées 

Entre 2004 et 2008, la Grèce figurait parmi les cinq plus gros acheteurs d’armes au monde, avec la Chine, l’Inde, les Émirats arabes unis et la Corée du Nord. En achetant des équipements tels que des avions de chasse américains et français, des sous-marins et les chars Leopard allemands (que l’Allemagne vendait dans le même temps à la Turquie), la minuscule économie grecque a accumulé 4 % de la somme des importations mondiales d’armes, dont 31 % provenaient de l’Allemagne, 24 % de la France et 24 % des États-Unis. 

Ces dépenses militaires démesurées ont contribué à son énorme déficit, sa quasi-faillite et son renflouement en 2012.  « Dans toutes les guerres et toutes les faillites de l’histoire de la Grèce en tant qu’État moderne, il y a une spirale vicieuse », explique Georges Dertilis, ex-directeur d’études à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales  et professeur d’histoire de la Grèce moderne, dans son livre Sept guerres, quatre guerres civiles, sept faillites (1821-2016). « Une reprise économique difficile entraîne tôt ou tard une succession d’armements et d’endettements, qui conduit à la prochaine faillite et à la prochaine guerre, voire aux deux« , ajoute-t-il.

Il existe également un lien étroit entre les dépenses de défense et la corruption. L’exemple le plus récent est la condamnation d’Akis Tsochatzopoulos, ancien ministre grec de la défense entre 1996 et 2001, pour avoir touché des pots-de-vin liés à l’achat d’armes russes et allemandes. «Je n’ai pas examiné toutes les ventes d’armes réalisées par la Grèce, mais j’en ai examiné un grand nombre et n’en ai pas encore trouvé une qui ne soit pas liée à la corruption », déclare Andrew Feinstein, expert reconnu sur le commerce des armes. « Si vous regardez ce que la Grèce paie, notamment à l’Allemagne, pour ses équipements, il y a différents niveaux de primes intégrés. Les contrats d’armement de la Grèce font partie de ce qui tue le système politique grec» (ndlr : l’expert fait référence à plusieurs affaires de corruption avérées largement enquêtées par la presse des deux pays).

Photo : Thodoris Chondrogiannos

Les signes d’un rapprochement dans l’ombre de l’Ukraine

Après l’invasion russe, la Grèce a fait livrer du matériel militaire en Ukraine, notamment des munitions et des fusils Kalachnikov. « On ne pourrait pas se regarder dans une glace si nous ne le faisions pas, alors que nous pourrions nous retrouver dans la même situation dans le futur » a justifié le Premier ministre grec, montrant qu’Athènes ne peut pas exclure de se retrouver dans une situation similaire dans le futur. 

Quelques jours plus tard, le 13 mars, le premier ministre grec et le président turc se sont rencontrés à Istanbul, après plusieurs mois de relations glaciales, pour tenter de désamorcer les tensions à la lumière de l’invasion de l’Ukraine. Le malheur du peuple ukrainien pourrait-il conduire les deux États sur la voie de la paix ? La Grèce et la Turquie ne semblent pas parier sur cette issue. Quelques jours après cette rencontre pacifique au sommet, le gouvernement américain a déclaré prolonger l’autorisation d’une « possible » exportation de navires de guerre à la Grèce, pour un coût estimé à plusieurs milliards de dollars. Au même moment, Washington entrait en pourparlers avec Ankara pour la vente de nouveaux avions de chasse. 


Cet article a été écrit en collaboration avec notre média partenaire grec, Reporters United.