L’armée européenne en embuscade

Un grondement sourd déchire le ciel pesant sur la plaine enneigée. Pendant quelques secondes, la silhouette d’un avion de combat F35 apparaît sous les épais nuages. Avant de disparaître de nouveau. Nous sommes dans l’Est de la Norvège et lors de cet exercice de l’Otan, l’avion de combat made-in USA le seul élément attestant de la présence américaine. Les soldat.e.s dans les véhicules blindés d’un ennemi imaginaire, tout comme le reste des combattant.e.s en embuscade dans les buissons, viennent de France, de Pologne et d’Espagne. Assistons-nous à la naissance de l’armée européenne ?

La Norvège est le seul pays voisin que la Russie n’a jamais occupé, ni combattu. Pour que perdure la paix, une fois de temps en temps, les forces armées norvégiennes invitent leurs alliés de l’Otan à venir tester en condition réelle, dans le froid mordant et la neige, leur capacité à défendre le pays contre des ennemis potentiels. Cette année, 30 000 soldat.e.s de 27 pays différents armé.e.s de leurs tanks, leurs hélicoptères, leurs avions d’attaque et leurs vaisseaux, se sont joint.e.s à l’exercice, baptisé « Cold Response » (réaction à froid).

Une édition particulière

Ce n’est pas la première édition de cette mise en scène, mais cette année, elle résonne durement avec un autre théâtre de guerre, le front ukrainien, qui lui n’a rien d’artificiel. En particulier pour les troupes polonaises, qui se voient déjà défendre leurs frontières face à une invasion russe qui pourrait s’étendre.

Cette année, même les journalistes sont présent.e.s en masse. Il aura fallu deux bus entiers pour les promener jusqu’à Rena, la vallée reculée bordée de forêts de pins, où se déroule la démonstration de force de l’Otan.

« Cet exercice ne vise aucun pays, aucune région du monde spécifique » a déclaré l’amiral néerlandais Rob Bauer, venu accueillir les reporters. L’inquiétude de voir interpréter cet exercice comme une menace à l’encontre de Vladimir Poutine est dans tous les discours des militaires de l’Otan et des porte-paroles du gouvernement norvégien. « Tous les États membres de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) ont été invités à envoyer des observateurs.trices », a-t-il précisé. La Russie en fait partie.

Un entraînement sans les Américains

Face aux caméras, de jeunes recrues du bataillon armé de la province de Leon, plus habituées à la chaleur infernale madrilène qu’au froid nordique, restent de marbre. Même chose pour le bataillon de chasseurs alpins tricolore ou les soldats de l’infanterie mécanisée polonaise. Tous et toutes appartiennent à la « force opérationnelle interarmées à très haut niveau de préparation » de l’Otan. Tous et toutes parlent la même langue, l’anglais. Au moment d’embarquer un véhicule blindé polonais sur un convoi français, ils utilisent les mêmes codes de communication, en signant avec les mains « stop », « go », « gauche » ou « droite ». Ce jour-là, on ne compte aucun.e camarade américain.e.

Des soldats français patientent sur un tank, pendant l’exercice de l’OTAN | Photo : Ingeborg Eliassen

L’Europe peut-elle se débrouiller sans eux ? Les États-Unis représentent plus des deux tiers des dépenses militaires de l’Otan. Il est à parier qu’aujourd’hui, aucun État membre de l’UE ne serait même d’accord de se défendre sans l’appui des Américains.

Jusqu’à la semaine dernière et le vote de la boussole stratégique, les gouvernements européens n’avaient pas réussi à s’entendre sur une politique commune de défense. Mais la violente attaque de Vladimir Poutine contre l’Ukraine a donné la priorité à la question de la souveraineté militaire de l’Europe.

« Aujourd’hui il y a vraiment un élan vers une défense commune », insiste le premier lieutenant Clément, du Bataillon des chasseurs alpins, les pieds campés dans la neige, emmitouflé dans un treillis blanc. « Une fois que l’esprit de corps est là, ce n’est qu’une question de coordination plus que de matériel. Tous les pays ont une armée. Nous nous sentons vraiment comme des camarades. Davantage qu’il y a cinq ans, et encore plus qu’il y a 30 ans », dit-il.

Une percée des intérêts français dans l’agenda européen

Le Président français Emmanuel Macron a longtemps appelé à une « autonomie stratégique » de l’UE. Pour que l’Europe devienne réellement un partenaire crédible des États-Unis, elle devait être avant tout devenir un « partenaire autonome » doté de sa propre armée, fort de ses capacités technologiques. Parce que « la coopération n’est pas la dépendance » a-t-il dit en janvier dernier, en évoquant le futur de l’Otan avec le Président américain Joe Biden.

L’invasion de l’Ukraine par la Russie a fait de ce point de vue personnel une certitude populaire : l’Europe doit développer ses propres forces pour ne plus dépendre totalement de l’impressionnant arsenal américain. Mais l’autonomie stratégique suppose-t-elle forcément une armée européenne ?

“Non”, assure Robin Allers, membre senior du Norwegian Institute for Defence Studies. “Personne n’a intérêt à ce qu’il n’existe qu’une seule armée. C’est un non-sujet ». La question serait plutôt d’apprendre à mieux coopérer que de savoir si l’UE doit avoir ses propres bataillons. « Le problème de l’Europe n’a jamais été le manque d’argent. Mais plutôt le manque de volonté de coopérer », observe-t-il.

Investigate Europe a interrogé les 27 États membres pour connaître leur avis sur la création d’une armée commune. Treize gouvernements nous ont répondu (la France n’en fait pas partie). Parmi eux, seuls les Allemands soutiennent vraiment cette idée, la qualifiant même « d’objectif à long terme ». Les autres gouvernements y sont fermement opposés ou considère qu’il n’en est pas vraiment question aujourd’hui.

La paix « doit être défendue »

L’UE a été fondée sur les ruines laissées par deux guerres mondiales. Pour beaucoup il s’agit d’un projet pour la paix. En 2012, l’UE a même reçu le prix Nobel de la paix. Selon la députée européenne Hannah Neumann (Verts allemands), il n’y a pas de contradiction entre cet héritage-là et l’actuelle volonté de créer une défense européenne.

Son parti appartient à la coalition au pouvoir et elle siège au comité de sécurité et de défense au Parlement européen. « Pour que l’UE reste un projet de paix, elle doit devenir actrice mondiale pour la prévention des crises et des conflits. Cependant, nous devons aussi être capables de nous défendre, et aussi de pouvoir aider les pays qui ont besoin d’appui militaire, ceux qui défendent les valeurs universelles inhérentes au principe de paix ».

Elle considère que lever une véritable armée européenne demanderait que les États membres renoncent à leur droit souverain, ce qui pour le moment est loin d’emporter l’unanimité. La députée reste pragmatique : « nous devons améliorer ce dont nous disposons déjà et mettre pleinement en œuvre ce que nous pouvons dans le cadre de nos traités actuels. »

Un soldat français de la légion étrangère | Photo: Ingeborg Eliassen

Faire confiance aux États-Unis, tout en prévoyant un plan B

Pour autant, un tel projet n’implique pas forcément de prendre ses distances avec les États-Unis et l’Otan, promet Hannah Neumann. « Mais avec l’ancien Président Trump, nous avons malheureusement appris qu’on ne pouvait pas forcément compter sur eux en cas d’attaque russe. Donc nous devons nous assurer que nous serons capables de nous défendre tous seuls ».

Depuis août dernier et la reprise de Kaboul par les Talibans, une rancune tenace grandit contre les États-Unis au sein de l’Union européenne. Vingt ans de guerre contre le terrorisme islamiste menée par l’Otan et dirigée par les États-Unis se sont soldés par un échec spectaculaire. À la fin, sous le commandement de Joe Biden, les forces américaines ont quitté le pays en toute hâte, après avoir informé – plus que consulté – leurs alliés européens. Eux aussi ont mis les voiles, frustrés de ne pas avoir pu maintenir leur présence sans le soutien des États-Unis. Politiquement, ce fut un moment décisif.

Quelques jours après l’évacuation d’Afghanistan, Josep Borrell le chef de la politique étrangère de l’UE a relancé l’idée d’une force d’intervention européenne capable d’agir en cas de crise à l’étranger. En mai 2021, 14 gouvernements avaient proposé la mise en place d’un bataillon de 5000 soldat.e.s équipé.e.s d’avions, de vaisseaux, pour aider les démocraties étrangères qui en auraient besoin. Les gouvernements concernés : l’Autriche, la Belgique, Chypre, la République Tchèque, l’Allemagne, la Grèce, la France, l’Irlande, l’Italie, le Luxembourg, les Pays-Bas, le Portugal, la Slovénie et l’Espagne.

« Nous devons tirer des leçons de cette expérience… nous Européen.nes n’avons pas été capables d’envoyer 6000 soldat.e.s pour protéger l’aéroport de Kaboul. Les États-Unis ont pu le faire, pas nous », explique Borrell.

Des bataillons sur étagère

Pourtant, il existe déjà des unités militaires européennes. Des bataillons existent depuis 2007, ils sont formés de 1500 soldat.e.s. Il s’agit de forces spéciales formées par des troupes internationales, chargées de prévenir et gérer les crises extra-européennes. Deux bataillons sont en alerte, avec des rotations tous les six mois. Ils sont censés pouvoir être déployés rapidement en cas de besoin, sous 5 ou 10 jours.

Mais ces bataillons n’ont encore été déployés nulle part. Car leur financement fait débat et parce que les États membres ne sont pas d’accord sur les modalités. Investigate Europe a tenté de rencontrer le bataillon européen actuellement stationné en Italie, sans succès. Un représentant de l’armée a même fini par expliquer à notre journaliste qu’ils avaient dû eux-mêmes se renseigner pour savoir ce dont il s’agissait avant de pouvoir nous répondre.

Ce dispositif, c’est comme une assurance-vie, justifie le brigadier-chef Jean-Philippe Leroux, qui dirige la force de réaction très rapide de l’Otan, participant à l’exercice du jour en Norvège. Si ces bataillons ne sont pas utilisés, « c’est parce que nous n’en avons pas eu besoin. La situation est suffisamment stable pour ne pas avoir recours à la force. Ce qui est bon signe », considère le militaire.

Continuer avec l’Otan ou partir avec l’UE ?

Le gouvernement américain insiste pour que les pays européens les plus riches accroissent leur engagement financier dans l’Otan. Il demande à ce que leur budget défense atteigne 2% de leur PIB. Par ce biais, les Américains encouragent les Européens à prendre davantage en charge leur sécurité et leur défense. Mais de façon quelque peu contradictoire, ils tiennent aussi à ce que ceux-ci restent dans le giron de l’Otan selon le principe des « trois D ». Découplage (decoupling) : étouffer toute velléité de division entre la politique de défense européenne et celle de l’Alliance. Duplication : éviter de dupliquer les efforts existants. Discrimination : éviter l’émergence d’une politique européenne discriminante à l’égard des membres de l’Alliance non-membres de l’UE.

Mais ces craintes semblent peu fondées. L’Otan qui dispose de ses propres forces de réaction, peut en théorie déployer sur le terrain 40000 hommes, huit fois plus que leur homologue européen. Par ailleurs, les forces de l’Otan et de l’UE sont composées des mêmes hommes. Le risque de découplage et de duplication semblent donc peu réalistes.

« C’est un vrai défi », concède Philipp Leyde, commandant en second des forces de réaction de l’Otan. « Cela relève d’un véritable choix politique », ajoute Jean-Philippe Ledoux. « Les gouvernements doivent avoir une vraie idée du choix à leur disposition si en cas de conflit ils peuvent compter sur le soutien de l’organisation des forces des Nations unies, celui de l’organisation et des observateurs.trices de l’OSCE, celui de la force de réaction de l’Otan ou bien s’ils peuvent compter sur les capacités européennes. Il existe tout un panel de dispositifs. Mais choisir lequel est une affaire politique ».

Les forces de l’Otan, aux frontières de l’Ukraine

Comme pour celles de l’UE, les forces militaires de l’Otan ne suscitent pas un énorme enthousiasme de la part des gouvernements qui rechignent à abandonner leurs pouvoirs décisionnels. Certains ont même par le passé appelé à ce que les bataillons soient démantelés. Après l’annexion de la Crimée en 2014, pourtant, l’Otan avait ajouté une force spéciale, la force de réaction très rapide à son dispositif habituel. Et le 25 février dernier, le jour suivant l’invasion russe en Ukraine, l’OTAN déployait pour la première fois ces forces conjointes en Pologne et dans d’autres pays membres autour de l’Ukraine, pour «assurer une force de dissuasion forte et crédible ».

Un soldat polonais discute avec le général allemand Jörg Vollmer | Photo: Ingeborg Eliassen

La question à 100 milliards d’euros

Pendant des décennies, une union pour la défense européenne semblait un objectif  raisonnable”, estime Adam Tooze, professeur d’histoire à l’Université Columbia. « Mais cela n’a abouti à rien. Si tout venait à changer aujourd’hui cela serait sans doute le fait d’un groupe de gouvernements de bonne volonté, sans forcément que l’intégralité des États membres entrent dans la danse” croit-il. « Un pays comme la Pologne, par exemple, croit surtout dans l’Otan et les États-Unis et il y a peu de chances que cela change”. 

Mais armée européenne ou non, l’invasion de l’Ukraine va sans doute permettre à l’UE et à l’Otan de lever d’énormes sommes d’argent sur les questions de défense. L’Allemagne a ainsi totalement changé de position en décidant de dépenser 100 milliards d’euros de plus sur la défense (le double de son budget annuel habituel). Le Chancelier Olaf Scholz a également déclaré que l’Allemagne entend répondre à la demande de l’Otan en consacrant 2% de son PIB à la défense. Ce qui dépasse de loin les objectifs de l’ancienne Chancelière Angela Merkel et de son ex-Ministre des Finances, le même Olaf Scholz, qui, en 2018, estimait qu’il faudrait attendre 2025 pour que l’Allemagne parvienne à l’objectif de 1,5% du PIB. 

Le pays n’arrivera toutefois jamais au niveau d’engagement militaire de la France ou du Royaume-Uni, selon Adam Tooze. « L’Allemagne ne dispose pas de l’arme nucléaire affirme le spécialiste. Elle n’achètera pas de porte-avions. Elle ne disposera jamais de la force de frappe que l’on peut voir ailleurs. Cette escalade de dépenses militaires va surtout servir l’Otan », estime-t-il. Toutefois, sur le long terme, de telles dépenses pourraient « renforcer la capacité de l’Europe à mener indépendamment de plus grosses opérations militaires« . Ce qui pourrait, d’après Tooze, lui permettre enfin d’arriver à « l’autonomie militaire stratégique ».