« Tout le monde s’en fichait » : des inspecteurs.trices de maisons de retraite témoignent

Dans tous les pays d’Europe, il existe des garde-fous pour s’assurer que les maisons de retraites respectent les normes en vigueur. Cela implique d’inspecter les lieux, les conditions de vie, la qualité des soins apportés aux personnes âgées ou malades. Dans le cadre de notre enquête sur le juteux marché des EHPAD privés en Europe, nous avons interrogé plusieurs inspecteur.trices qui ont travaillé sur ces missions d’inspection et d’audit. Malgré les particularités régionales, on retrouve toujours les mêmes problèmes : des organismes de réglementation en sous effectifs, des employé.e.s en sur-régime et parfois, des protocoles de soins pour le moins limites. Voilà ce que trois d’entre eux et elles nous ont raconté. 

*Les propos ont été édités pour plus de clarté. Certains témoins ont souhaité garder l’anonymat.


Giuseppe Greco, Italie

Giuseppe Greco est le Président de la commission de surveillance de l’Autorité de Santé locale de Turin (ASL). Tous les EHPAD doivent être inspectés une fois par an. Mais Giuseppe Greco le dit : c’est un objectif intenable.

« On nous demande de faire en sorte que 100% des établissements soient contrôlés tous les ans. Comment est-ce même envisageable ? Je dois gérer 400 EHPAD, tout seul avec ma secrétaire. Il faudrait que je passe faire un check dans deux établissements par jour, pendant un an. En plus, je dois aussi aller contrôler les établissements qui viennent d’ouvrir. Comment cela pourrait-il être possible ? »

Cependant, grâce à une loi votée dans le Piémont en décembre 2020, les autorités de santé doivent à présent soumettre des plans pour améliorer le système d’inspection, ouvrant l’embauche d’une dizaine de médecins pouvant participer aux contrôles. Cela donne de l’espoir.

« J’espère que je pourrai au moins avoir droit à un.e médecin hygiéniste à plein temps, ainsi que deux administrateurs.trices. Nous devrions être quatre pour cette tâche, nous sommes deux pour l’instant. À cela devraient s’ajouter des spécialistes disponibles, le cas échéant ».


Ancienne inspectrice de maisons de retraites (anonyme), Allemagne

En Allemagne, la surveillance des maisons de retraites dépend de l’État. Comme en Italie, les EHPAD sont censés être inspectés tous les ans par une équipe comprenant des professionnel.le.s de santé (des médecins ou des infirmièr.e.s hygiénistes). Dans le cadre de visites surprises, on contrôle la qualité des soins prodigués dans les établissements. L’inspectrice qui nous a répondu a travaillé pour l’autorité de surveillance de Bavière et a préféré démissionner, frustrée par la situation chaotique dont elle a été témoin.

Les visites étaient censées être mensuelles.

“Nous avions beaucoup d’établissements à couvrir dans notre circonscription. Pour celles que nous connaissions bien, nous avons été obligé.e.s d’espacer davantage les inspections. On espaçait les visites de 15 ou 18 mois, au lieu des 12 règlementaires. Les pires maisons de retraites, nous les surveillions une fois par an. Mais nous ne sommes pas parvenu.e.s à nous y rendre aussi souvent qu’il aurait fallu ».

Les suivis ne démontraient pas de changements positifs.

« Nous avons toujours assuré le suivi des plaintes, mais nous nous retrouvions souvent à constater les mêmes défaillances. Nous nous attendions à ce que nos remarques soient prises en compte. Mais un an passait, et la situation était exactement la même. »

La qualité des soins variait énormément d’un établissement à l’autre

“Plus le groupe qui gérait l’établissement était important, plus la gestion était désastreuse. Au contraire, plus la maison était petite, et plus la vie était agréable pour les résident.e.s ».

La motivation du personnel était souvent le point noir

“L’équipe des infirmièr.e.s doit être motivée. Et nous avons noté que plus l’EHPAD était grand, plus l’équipe était indifférente à sa tâche. À l’époque je m’étais dit « s’ils et elles s’en fichent, ils et elles feraient mieux d’aller pointer à l’usine et avoir affaire à des cartons, pas des humains. Si vous travailler avec des gens, c’est une vocation. Il faut les traiter comme on voudrait être traité.e. »

La personne interviewée a changé de milieu professionnel. Quand nous lui avons demandé pourquoi, elle a répondu :

“Les personnes âgées ne méritent pas d’être traitées de la sorte. Personne d’ailleurs. Je suis brisée par ce à quoi j’ai assisté là-bas, les manquements que j’ai vus. Et l’année suivante, rebelotte. Et tout le monde s’en fiche. Tout le monde.”


Ancien inspecteur d’EHPAD, France

Syndicaliste à la CGT, la personne que nous avons interviewée a exercé jusqu’en 2017 le métier d’inspecteur de maisons de retraites dans les Hauts-de-Seine, le plus riche département de France à l’ouest de Paris. En France, c’est l’ARS qui encadre les inspections. Aujourd’hui, il coordonne le travail d’inspecteurs via son syndicat.


Une grève des salarié.e.s et des syndicalistes de la CGT devant un établissement géré par Korian, en avril 2021 à Sarcelles. Crédit : Axelle de Russé

« Disons les choses clairement, il y a toujours eu un manque de personnel dans les EHPAD, et le nombre d’établissements n’a fait qu’augmenter. Les besoins sont là : nous devons prendre soin de nos aîné.e.s. Mais du côté de l’ARS, les équipes aussi se sont réduites de près de 16% en dix ans. Et ce alors qu’il n’y a jamais eu autant besoin d’elles.”

En Île-de-France par exemple, il existait 100 inspecteur.trices en 2010. Aujourd’hui il n’y en a plus que 70, et le nombre d’établissements à surveiller a sensiblement augmenté. Depuis 2018, la France n’a plus d’objectifs nationaux pour les contrôles dans les EHPAD. L’État s’est délesté de cette responsabilité. Les leviers se situent au niveau régional, ce qui implique des disparités territoriales.

« Les contrôles que nous arrivons à mener montrent que dans le secteur privé, les employé.e.s sont souvent moins qualifié.e.s. Souvent, nous notons que les équipes de soins sont également moins bien payées, en comparaison des autres établissements. Il y a des diminutions de personnel, moins d’argent dépensé dans la formation, souvent les soignant.e.s ne sont pas à jour dans leur formation. Les objectifs ne sont pas les mêmes : il faut faire du profit. Et cela a des répercussions sur les ressources humaines : en se concentrant sur le fait d’augmenter les marges, on met beaucoup trop de pression sur les épaules des salari.é.e.s. »