Quel est le problème avec l’Europe du train ? Réponse en 10 points.

Credit: Alexia Barakou

Quel est le problème avec le rail européen ?

Actuellement, le réseau ferroviaire européen ressemble plus à un patchwork qu’à un véritable réseau. Pendant des décennies, les pays ont plutôt choisi d’investir dans le réseau routier que dans le rail, laissé dans un état de déliquescence car très souvent peu rentable. Rien que ces vingt dernières années, 6000 kilomètres de rail ont été laissés à l’abandon. Selon le centre de recherche italien Osservatorio Balcani e Caucaso, il n’existerait que 125 voyages transfrontaliers à travers l’UE. Malgré les promesses, le développement d’un réseau ferroviaire central en Europe est sans cesse repoussé, et le lancement d’un système de signalisation uniforme (ERTMS) a été mis sur pause, avec 90% de travail restant à réaliser.

Photo by Attila Kálmán

L’écart significatif d’investissements entre le rail et la route a contribué à la situation actuelle. L’argent investit dans le rail en Europe, au Royaume-Uni, en Norvège ou en Suisse entre 2000 et 2019 était de 843 milliards d’euros… contre 1341 milliards pour les infrastructures routières.



Même si cet écart semble se réduire avec les années, rien ne dit qu’il disparaitra (Nos découvertes en data).



Les compagnies nationales ne font rien pour arranger les choses. Même si l’Europe les encourage à répondre aux appels d’offres que lancent régulièrement les États, la majorité n’en a cure. Avant d’aller voir ailleurs, la plupart des sociétés préfèrent assurer leur monopole au niveau national et ainsi respecter un pacte de non agression avec leurs concurrents européens, nous ont expliqué des sources bien informées. Selon un rapport Greenpeace, seuls 51 des 150 vols courts les plus empruntés peuvent être remplacés par des voyages en train de moins de 6 heures.

En plus, les voyageurs et voyageuses tenté.e.s par la longue distance, sont obligé.e.s de jongler avec différents horaires, sites marchands et types de billets… organiser son voyage entre plusieurs villes européennes devient un véritable sacerdoce. Pendant ce temps là, à l’intérieur du Conseil de l’Europe, les gouvernements européens font tout leur possible pour que qu’il n’existe pas de système de billetterie coordonné entre leurs réseaux nationaux.

Le train est-il vraiment le moyen de transport le plus vert ?

Oui, évidemment. Au global, 75% des émissions carbone liée au transport viennent des véhicules motorisés, le rail participe à cette pollution à hauteur de… 1%. Parce qu’il est constant dans sa demande en courant électrique, le réseau ferré est parfait taillé pour les énergies renouvelables. D’ailleurs, en Europe, le réseau autrichien ÖBB est opéré intégralement avec les énergies renouvelables, principalement issue de la production hydroélectrique. En Allemagne, la Deutsche Bahn utilise 40% d’électricité verte. Cela correspond à une augmentation de 60% par rapport à 2020, et l’objectif est d’atteindre les 100% d’ici 2038. Tous ces exemples montrent bien que l’objectif zéro émission est facilement atteignable. 


2021 était « l’année du rail » selon l’UE | Photo Laure Brillaud

Pendant ce temps là, dans le secteur de l’aviation, les compagnies low-cost sont certes mieux équipées, ce qui a nettement réduit l’empreinte carbone au kilomètre par passager, mais elle est toujours quatre fois supérieure à celle du rail.

Mais aime-t-on toujours voyager en train ?

Apparemment. D’ailleurs, pour lutter contre le réchauffement climatique, deux Européen.ne.s sur trois ne seraient pas oppos.é.e.s à la suppression des vols courts (pouvant être remplacés par des trajets de moins de douze heures par train), selon un sondage réalisé en 2020 par l’institut EUpinions. Une majorité des habitant.e.s d’Allemagne (63%), des Pays-Bas (65%), de France (72%), de Pologne (73%) et d’Espagne (80%) souhaitent le déploiement de plus de trains de nuits, moins chers. Sur les routes les plus empruntées, celles ou davantage d’investissements ont été faits pour la grande vitesse (sur le Madrid-Barcelone ou le Milan-Rome, par exemple), les personnes ont tendance à se tourner plus vers le train, que vers l’avion.

Qui à l’UE décide de donner l’avantage au réseau ferré par rapport à la route ?

Avant le lancement du Green Deal, en 2019, la Commission européenne avait préparé une campagne de com’ intitulée “Une planète propre pour tous”. Le train y était présenté comme LA solution la plus verte pour le fret de moyenne ou longue distance. Le réseau trans-européen TEN-T serait sur les rails pour 2030, selon la campagne qui s’alignait ainsi avec la promesse du Green Deal d’atteindre la réduction de 90% des émissions carbone liées au transport pour 2050. 

De façon cohérente, la Commission européenne s’est pliée à présenter le train comme l’alternative écolo de la voiture comme de l’avion, pour les touristes et les travailleur.euses comme pour les marchandises. L’année 2021 devait d’ailleurs être “l’année du rail” et une locomotive spécialement affrêtée pour l’occasion a sillonné le continent du 2 septembre au 7 octobre, marquant l’arrêt dans 100 villes. Des investissements sans précédent ont été fait dans le train. Mais malgré cela, le réseau ferré européen paie par endroits les conséquences de décennies de négligence. En particulier pour les trajets long-courrier : il n’existe pas – ou peu – d’horaires synchronisés et les services pour faciliter les correspondances semblent s’arrêter aux frontières nationales. Rarement il est question de faciliter le voyage au-delà de ces dernières.


Le Connecting Europe Express à Bruxelles | Photo Laure Brillaud

 Donc que fait l’UE avec son réseau ferré ?

Le mantra de Bruxelles a beau être “privilégier le rail par rapport à la route” depuis les années 90, les politiques européennes ont toujours privilégié la route et l’avion plutôt que le train. Même si l’on investit toujours plus sur le rail, on ne rattrape pas assez vite le déficit en infrastructure et les retards dans les travaux de maintenance. Dans certains cas (par exemple dans la région du Péloponnèse, en Grèce), les investissements pharaoniques dans les autoroutes, ont été faits au détriment des réseaux ferrés existants et ont tué dans l’œuf toute possibilité de leur redonner un second souffle : il n’y a pas la place pour deux offres de transports sur ce territoire. 

Ces dernières années, l’Union européenne a adopté 4 “paquets ferroviaires” sensés ouvrir à la compétition le marché ferroviaire, permettre une meilleure interopérabilité des systèmes entre les réseaux nationaux et définir le cadre pour un réseau européen  unifié (le SERA), selon la Commission. Cette révolution est sensée également comprendre l’obligation de séparer les opérations de gestion des infrastructures et de transport. Le quatrième paquet a été lancé en 2021, mais sa mise en application n’a pas été uniforme sur le territoire européen. Les États membres ayant choisi d’agir en suivant chacun leurs méthodes. 

En outre, la politique fiscale européenne empêche également l’émergence du rail comme alternative crédible à la route ou à l’avion. L’industrie aérienne en Europe échappe presque totalement à l’impôt : pas de taxes sur le carburant, exonération de TVA sur les ventes de billets dans la majorité des pays européens. Aux prix des billets de trains, pour les voyages internationaux, s’ajoute presque toujours la TVA, par contre. 

Pendant ce temps-là, Adina Vălean, Commissaire européenne en charge des transports, ne se sent pas la responsabilité de soutenir les correspondances internationales, qui ne correspondrait pas à une obligation de service public pour les États comme pour les compagnies. “Les trains internationaux méritent que les États voisins soient plus coopérants, mais nous ne pouvons pas les obliger à subventionner ce qui n’est pas économiquement viable”, nous a-t-elle affirmé. 

Adina Vălean à bord du Connecting Europe Express à la gare Oriente de Lisbonne, le 2 septembre 2021 | Photo: UE

Est-ce que les États membres sont responsables de la situation des trains internationaux ?

En partie. Il fut un temps ou le train était à la charge des États. À l’époque, les réseaux nationaux n’avaient pas pour but de faire du profit, il ne s’agissait que d’assurer un service pour les passagers. Cela a changé au cours des années 1990. Commence alors à émerger l’idée que l’ouverture à la concurrence pourrait redonner un coup de boost au rail, sous-financé. Les États membres ont alors commencé à privatiser, ont séparé les opérations de gestions d’infrastructure et de transport. Avec le nouvel objectif de profit, de nombreuses lignes moins profitables ont été abandonnées, les petites lignes en France, les trains de nuit internationaux en Allemagne, par exemple. 

L’Europe a pourtant commencé depuis 10 ans, à développer un réseau unifié d’infrastructure ferroviaire (TEN-T). Les travaux de rénovation des voies, imposés par cette initiative, sont particulièrement chers et se montent à 500 milliards d’euros, à minima. Seule une petite partie de cette somme sera financée par l’Union européenne, la plus grande part restera à la charge des états eux-mêmes. C’est précisément pour cette raison que ces derniers freinent des quatre fers pour investir dans les trajets internationaux. Les États membres préfèrent concentrer leur argent et leur énergie pour développer le réseau national. Pourquoi investir dans ce qui ne sert pas directement l’intérêt national ? Il faut dire que l’Union européenne ne se fatigue pas à les convaincre de le faire. Adina Vălean, Commissaire européenne en charge des transports, nous a dit que « si quelque chose n’est pas rentable, l'[UE] n’est pas en mesure de l’imposer ».

Certain.e.s expert.e.s estiment également que la fragmentation du réseau est maintenue pour des raisons de sécurité militaire. Et oui le fantôme de la  Seconde Guerre Mondiale plane toujours. Le transport des troupes est bien plus rapide par le rail, il s’agit d’une infrastructure stratégique dont les États entendent garder le seul contrôle.

Pour quelles raisons n’existe-t-il pas plus de trajets non-stop entre les villes européennes ? 

Même si d’aventure il existait une volonté politique pour mettre en place plus de trajets non-stop, cela impliquerait une myriades de défis techniques et opérationnels. Dans l’ordre, la non interopérabilité des voies, le manque d’uniformisation des systèmes électriques et de signalisation. Chaque État membre a son système et la barrière de la langue joue un grand rôle (les conducteurs.trices des locomotives doivent parler la même langue que le pays qu’ils et elles traversent (au moins le niveau B1).

Autre obstacle majeur à la mis en place effective du Système européen de gestion du trafic ferroviaire (ERTMS), un système de sécurité qui permettrait de contrôler la vitesse des trains, en suivant leurs parcours. Cela pourrait mener à une meilleure gestion de traffic, à une meilleure rentabilité des voies. Ce système utile, connaît pourtant un retard significatif, ce qui est bien dommage du propre aveu de Josef Doppelbauer, président de l’Agence européenne du rail. “[Aujourd’hui], un Eurostar ralliant le Royaume-Uni aux Pays-Bas, via la France et la Belgique, doit passer par neuf systèmes de contrôle différents”.

Ces dernières années, la compagnie nationale polonaise a acheté des locomotives qui ne peuvent rouler au Danemark et en Allemagne. Quand les Suédois ont annoncé le lancement d’une ligne vers l’Allemagne, les Danois ont indiqué qu’ils ne coopéreraient pas, le projet a donc été abandonné. Quant à la nouvelle flotte ICE 4 de la Deutsche Bahn, qui dessert Berlin, elle est équipée d’un système d’alimentation ne pouvant être utilisé qu’en Autriche, en Allemagne et en Suisse. Nulle part ailleurs.

La privatisation a-t-elle une responsabilité dans cette histoire ?

Dans l’Europe des années 1990, les rails étaient un bien public. Mais au fil du temps, avec la compétition grandissantes avec d’autres moyens de transport (la voiture, les poids-lourds et les avions), il devenait clair que le train était sur la pente descendante. Comme un diplomate l’avait expliqué à Politico en 1999, “les voies ferrées sont gérées comme en Union Soviétique. La Commission veut créer un marché unique du rail, avec des voies gérées par des compagnies privées”.

C’est dans ce contexte, qu’un esprit de libéralisation a commencé de souffler en Europe. Avec ses quatre paquets ferroviaires, l’Union européenne a tenté de donner un coup de pouce aux sociétés privées pour pénétrer le marché. Le premier paquet imposait aux compagnies de séparer les activités commerciales des activités d’ infrastructures et de fret. L’idée derrière, c’était que la mise en concurrence permette au secteur ferroviaire de grossir et de proposer de meilleurs services. Mais les améliorations sont restées à la marge.

Benedikt Weibel, qui a dirigé la compagnie nationale suisse (la SBB) de 1993 à 2006 rapporte que “l’une des plus grosses erreurs qui a été faite, c’est que la Commission européenne a décliné la même recette pour chacun des secteurs suivants : l’énergie, l’aérien, la poste et le rail. Or, chacun de ces secteurs est complètement différent”. 

Les pays ont répondu plus ou moins facilement à cette demande de diviser les activités du rail, beaucoup n’ont pas appliqué les dispositions les moins confortables du paquet ferroviaire. Certains, comme les Pays-Bas ou le Royaume-Uni, ont fait les bons élèves et d’autres (comme l’Allemagne et l’Italie) ont fait la moitié du chemin. Ainsi donc, aujourd’hui, la privatisation des réseaux nationaux s’est faite à plusieurs vitesses, mais dans la plupart des pays, les plus gros acteurs du secteur sont des grosses machines publiques indéboulonnables, au moins pour ce qui est du transport de passagers. Dans certains endroits, la situation s’est améliorée, mais ce n’est pas le cas partout.

En quoi préférer le train aux vols courts va changer quoi que ce soit pour le climat ?

Le seul secteur qui a connu une nette augmentation d’émissions de gaz à effet-de-serre (de 30%), c’est le transport. Le train n’est pas responsable de cette augmentation, ou très peu. L’avion représente à lui seul 12 à 13% des émissions carbone en Europe, en grande partie à cause des vols de plus de 4000 kilomètres.

Les vols courts (moins de 1500 kilomètres- représentent quant à eux 25% des émissions. Ce n’est pas énorme, mais si l’Union Européenne devait interdire les vols courts et par là-même encourager le voyage en train (s’il existe une correspondance de moins de six heures entre deux villes), elle économiserait 3,5 millions de tonnes de CO2 par an. L’équivalent des émissions carbone annuelles d’un pays comme la Croatie selon une étude de l’ONG Greenpeace. Et puis il n’y a pas que le CO2 : l’impact de l’aviation se mesure aussi en traînées de condensation et en Nox (oxydes d’azote), notoirement nocifs pour la santé. 


Gare centrale d’Oslo | Photo by Ingeborg Eliassen

Mais ce n’est pas juste en abandonnant le transport aérien que l’Europe parviendra à ses objectifs climatiques. Il va également falloir passer du transport routier au rail, avec plus d’incitations pour développer un système qui fonctionne. Alors, il y aura peut-être une chance de réduire l’impact environnemental du secteur du transport.

A-t-on des exemples positifs pour montrer comment le transport international pourrait fonctionner ?

Il est bien plus facile de trouver un exemple qui fonctionne bien à l’échelle nationale (comme en Suisse ou en République Tchèque avec la ligne Prague-Ostrava). Mais nous avons tout de même un précédent qui mérite d’être souligné : les trains de nuit Nightjet de la compagnie nationale autrichienne ÖBB. Améliorer les correspondances pour les voyages longue-distance cela suppose forcément de gros investissements dans des TGV, de nouvelles infrastructures et un planning sur le long terme. Plus facile à dire qu’à faire.

Vu ce que l’on vient de dire, l’offre de trains de nuit est une première alternative, et ÖBB a décidé d’en tirer profit. Après que le plus opérateur de trains de nuit, la Deutsche Bahn, a mis fin à son offre, la compagnie autrichienne a mis le pied dans la porte et a rapidement dominé le marché. Le réseau Nightjet couvre aujourd’hui 10 états européens, et la majorité de ses lignes traversent trois pays différents. Malgré les pertes liées à la pandémie, la compagnie prévoir d’agrandir son réseau et d’augmenter de près de 50% son offre de trains de nuits à passagers d’ici 2025. En 2021, la compagnie a ouvert un Vienne-Amsterdam et un Innsbruck-Amsterdam. En décembre 2021 viendra le Vienne-Munich-Paris. Dans les années à venir, le but est d’étendre le réseau encore plus, en invitant des partenaires au bal.