« En Pologne, c’est le parti au pouvoir qui décide ce que j’ai le droit de regarder »

Le Parti prévaut. Le Parti prend le contrôle des sociétés publiques et met ses plus loyaux serviteurs à des postes stratégiques, même s’ils et elles n’ont aucune expérience du secteur. Le Parti trouvera du travail pour tous les membres de leurs familles. Le Parti contrôle les chaînes publiques, qu’elles soient de télé ou de radio, et leur accorde des milliards d’euros de crédits. Le Parti prend possession de nos vies, petits bouts par petits bouts : il restreint les droits, décide ce que vous devez penser ou ce que l’on doit vous enseigner à l’école, avec qui vous avez le droit de coucher, qui est meilleur, qui est pire, qui a les bonnes idées, qui les mauvaises. Le Parti décide quelles informations peuvent arriver jusqu’à moi, et barre la route des autres.

Nous ne sommes pas en Chine, mais en Pologne. Un pays de 38 millions d’habitant.e.s qui appartient à l’Union européenne et dont les politiques du parti au pouvoir (ironiquement baptisé « Loi et Justice ») violent une à une toutes les règles de la démocratie. D’abord, une société publique, contrôlée par le pouvoir, a acheté un groupe de presse régionale et ses 17 millions de lecteur.trices à la fin de l’année 2020. Ensuite le parti est passé à la télévision. En pleines vacances d’été, le Parlement (tenu en majorité par le parti au pouvoir) a fait passer une loi dite « lex TVN », qui empêche toute entité hors Europe de détenir plus de 49% des parts d’une chaîne télévision ou radio diffusant dans le pays.

Cela pourrait sembler anodin. D’ailleurs beaucoup de pays européens ont édicté des règles souvent similaires. Mais dans ce cas précis, c’est grave. Cette nouvelle loi, c’est la base du refus de renouveler la concession de la chaîne privée TVN, détenue à majorité par l’Américain Discovery.

Le Parti n’essaie même pas de cacher le fait que cette loi vise en particulier cette chaîne. Pendant des années, TVN a été un vrai média d’opposition, en révélant les nombreux scandales des autorités en place. C’est le dernier média privé dont les ficelles ne sont pas tenues par le Parti. Peu leur chaut que plus de 1000 journalistes (un record dans l’histoire du pays!) aient manifesté contre la « lex TVN ». Peu leur chaut que cette loi vise une société américaine et attaque plus largement les intérêts américains, qui jusqu’à récemment (tout du moins jusqu’à l’élection de Joe Biden) était un formidable allié et protecteur des gouvernements qui se sont succédés à la tête de la Pologne. Des troupes américaines sont même stationnées en Pologne et l’alliance fraternelle avec les USA était garantie par une solide amitié. Mais voilà que les USA sont une menace pour le pays et que cette menace s’appelle TVN.

En fait, le seul but de ce changement, c’est d’attaquer et de limiter les activités de TVN, une chaîne privée sur laquelle le parti n’a aucun pouvoir. Le but, c’est que les télespectateurs.trices n’apprennent pas les déboires du gouvernement, leurs lois louches, leurs restrictions, leurs interdictions et leurs scandales. Pourquoi cela ? La raison est simple : parce que c’est ce que veulent le gouvernement et le Parti. Le même Parti dont les activistes commencent à agiter le mouchoir d’un potentiel « Polexit ».

Nul besoin de faire des comparaisons avec des régimes totalitaires. Même en Hongrie, les médias ont été repris en main par des oligarques proches de Orbán de façon plus sophistiquée. La « lex TVN » est loi fantoche et la preuve que l’on se moque des citoyen.ne.s. Les arguments du Parti sont absurdes : cette loi empêcherait les médias polonais d’être rachetés par des pays non démocratiques, ou serait une outil de lutte contre le blanchiment d’argent. Ils sont absurdes aux yeux de tous et toutes, sauf pour les membre du parti Loi et Justice.

Pendant 18 longues années, j’ai vécu dans la Pologne communiste, dépendante de l’URSS. Je me souviens bien de cette époque où les journaux, la radio ou la télévision diffusaient la loi du Parti. J’ai tout de suite pu me rendre compte de ce que c’était d’avoir un accès restreint à l’information, à l’époque où les médias indépendants étaient tenus à la gorge, où l’on pouvait diriger un pays avec cynisme et mépris pour les droits civiques. J’ai gardé le souvenir d’un monde digne de George Orwell, qui dans 1984 montre un parti se vantant de ne pas diriger dans son intérêt, mais dans l’intérêt de la collectivité. Dans le livre, le Parti cherche le pouvoir total parce qu’il croit que le peuple est faible dans sa majorité, des individus lâches qui ne peuvent pas faire face à la liberté et à la vérité, et qui doivent donc être dirigés et systématiquement dupés par plus fort.e.s qu’elles et eux.

J’ai comme un sentiment de déjà vu. En août 2021, c’est un autre Parti qui décide ce que j’ai le droit de regarder ou pas. Le Parlement polonais a voté pour abolir les médias libres, il a choisi de me retirer mon droit à choisir. Pendant de longues années, Loi et Justice a grignoté mes droits et mes libertés comme ceux de mes concitoyen.nes. Comme du salami, tranche par tranche. L’avortement, le démantèlement de la justice, l’offensive brutale de l’Église catholique sur les écoles (alors même que le pays est secoué par les scandales de prêtres pédophiles). « Lex TVN », et donc le démantèlement de la liberté d’information, c’est une belle tranche. Les gens du régime ont tendance à rigoler quand il est question de médias libres et de liberté d’expression. Ils et elles savent que personne ne descendra dans la rue pour sauver la télévision privée. Le Président autocratique Kaczyński pense que les électeur.trices ont une mémoire de poisson rouge. Il espère que d’ici la prochaine élection, nous aurons oublié ces attaques du parti. Il sait que sans les médias indépendants, personne ne sera là pour nous en rappeler le souvenir.

Je sais bien que la liberté d’expression n’est pas le sujet de conversation préféré des familles polonaises. Je sais aussi que sans les médias indépendants, nous serions en Pologne aussi sourds qu’aveugles. Que sans médias indépendants, nous n’aurons pas accès à des élections libres et équitables. Je tiens pour sûr désormais que le Parti est en train de mettre fin à la télévision privée, et que d’ici un an, je serai peut être empêché de travailler avec Investigate Europe, car il s’agira alors de me laisser travailler avec une liberté bien trop grande pour mes frêles épaules.

Quand je parle avec d’autres journalistes, ils et elles disent : c’est comme si les Barbares venaient nous attaquer dans nos maisons, voler nos meubles et que nous restions là, bouche ouverte, paralysé.e.s. Nous n’aurons bientôt même plus la possibilité de nous en étonner. Sans médias indépendants, comment voir la déferlante arriver ? Et que fera l’Union Européenne ? La Commission ? Ne serait-ce pas le moment opportun pour se renseigner sur les véritables destinataires du fond de recouvrement, ici en Pologne ? Est-il juste que l’autocrate qui exerce une telle pression sur les journalistes et les médias reçoive de l’argent européen par intra-veineuse ?

Orwell avait tout prévu. Il l’a écrit il y a si longtemps. Un jour, le Parti dira que deux et deux font cinq et tout le monde choisira de le croire. Le bon sens serait pris pour hérétique.

En lieu et places des applications de médias privés, des messages d’alerte apparaitront sur les téléphones des Polonais.e.s : « Vous ne pouvez vous connecter à la démocratie dans cette région ».