Des aides-soignant.e.s hongrois.e.s racontent le quotidien de leur travail en Europe de l’Ouest

Comme dans d’autres secteurs, il existe pour ce qui est des soins aux personnes âgées, un vrai écart de salaire entre les pays de l’Est et de l’Ouest de l’Europe. « C’est en Hongrie que l’on trouve les salaires les plus bas, dans le secteur médico-social, avec une moyenne de 200000 forints par mois (à peu près 550€) », explique Andrea Gyarmati, une sociologue spécialisée dans le soin apporté aux personnes âgées. Elle ajoute qu’un salaire moyen encore plus bas a été calculé par le Bureau national de statistiques en incluant approximativement 100 000 employé.e.s du service public.

En Allemagne, pays de destination de nombreux.euses infirmier.e.s et aides soignant.e.s hongrois.e.s, le salaire mensuel démarre à 1300 ou 1500 €. Selon les infirmier.e.s hongrois.e.s que nous avons contacté.e.s, c’est cette grosse différence de salaire (alliée à des conditions de travail bien différentes) qui a motivé leur départ. Seulement, quitter la Hongrie ne s’est pas forcément révélé gagnant.

« Tout était si horrible là-bas, que nous nous sommes échappées pendant la nuit. Nous avons réservé un covoiturage, avons signé notre démission et sommes rentrées fissa à la maison », se souvient Emese, une infirmière qui a quitté son poste dans un Ephad allemand avec sa fille Orsolya*.

« Le problème, avec les Ephad, c’est qu’il y a bien trop de résident.e.s par rapport au nombre d’infirmier.e.s. Nous travaillions bien trop, sans faire de pause. J’ai repris la cigarette quand j’ai compris que c’était le seul moyen de faire un break », explique la sexagénaire, pourtant forte d’une expérience de 19 ans en tant qu’infirmière de bloc opératoire, en Hongrie. La dame na jamais reculé devant les défis, nous affirme-t-elle, mais gérer une garde de nuit et changer les couches d’une centaine de personnes âgées, c’était trop pour Emese.

Sa fille Orsolya s’est elle aussi retrouvée dans de beaux draps. Après avoir quitté son poste en pleine nuit avec sa mère, Orsolya a trouvé un nouvel emploi dans un autre établissement. Celui-ci dépendait de Kursana, une chaîne de 98 Ephad privés en Allemagne. La situation était tout aussi désastreuse. « Ils ont vite compris que je pouvais travailler vite, et que j’étais très bosseuse. Au début ils m’ont juste demandé de filer des coups de main ici ou là », se souvient-elle. « J’ai commencé par m’occuper de cinq personnes, puis sept ou huit, puis dix, puis vingt, et au final je me suis retrouvée seule pour gérer un étage entier. Quand je demandais de l’aide, on me regardait de travers, comme si j’étais un assassin. »

Et les résident.e.s souffraient de cette situation, dit-elle. « Parfois, on utilisait la même couche-culotte pour deux patient.e.s », rapporte Orsolya. « Je suis restée près d’un an dans cet établissement, avant de démissionner. Les derniers mois là bas, c’était pire que l’enfer, je n’en pouvais plus, mon corps était en train de flancher. Je faisais des heures supplémentaires, mais ma fiche de salaire n’en tenait pas compte. J’étais contente quand j’obtenais 800€, ce qui est en deçà du salaire minimum. J’étais celle qui gagnait le moins, et je devais aller bosser tous les jours ». La goutte d’eau qui a fait déborder le vase, survient quand une de ses collègues l’abandonne un beau jour en plein shift. « Elle venait de se souvenir que c’était l’anniversaire de son chien. Elle m’a laissée seule pour gérer 40 personnes, leur donner leurs médicaments, leur insuline, changer les pansements. J’ai mis tout le monde au lit, toute seule. »

Nous avons cherché à joindre Kursana pour obtenir des explications. Son attachée de presse Michaela Mehls nous a affirmé avoir « pris au sérieux toutes ces allégations, qui feront l’objet d’une enquête. Un.e employé.e en charge de 40 résident.e.s, cela ne correspond pas à notre manière de faire ». Elle a ajouté qu’elle reviendrait vers nous avec une réponse circonstanciée.

À la recherche d’une vie meilleure

Cela faisait plusieurs années qu’Erika travaillait dans les maisons de retraites, en Hongrie. En 2012, elle tente sa chance et part pour l’Autriche, et de là rejoint l’Allemagne. « J’ai vu la situation s’empirer dans les Ephad hongrois. Même le service nettoyage qui assurait les nuits avait été viré : c’était à l’infirmier.e de se charger du ménage », se souvient-elle. « Parfois, je devais nettoyer 10 personnes avec une seule éponge, avec interdiction formelle d’en parler à qui que ce soit ».

Les conditions en Allemagne étaient meilleures, concède-t-elle. « On ne peut pas comparer : en Allemagne, les patient.e.s avaient droit à trois repas quotidiens et pouvaient choisir entre trois menus différents ».

Mónika a passé trois décennies à travailler dans des Ehpad hongrois, avant – elle aussi – d’émigrer en Allemagne. Elle est alors recrutée par une petite maison de retraite privée, en Bavière. Elle affirme que les standards de soin étaient très corrects dans cet établissement, où elle exerce toujours. C’est plutôt le manque de personnel qui est problématique, avec 3 soignant.e.s pour 20 résident.e.s. Selon elle, « la sécurité du personnel médical n’est pas assurée. Les patient.e.s souffrant de démence, par exemple, peuvent être compliqué.e.s à gérer, même si ce n’est pas de leur faute. Je m’occupe par exemple d’une vieille dame qui me frappe, me griffe, me mord, quand je lui change sa couche. Voilà pourquoi je considère que le salaire mensuel de 2010 € n’est pas suffisant : quand je retire mon loyer, il ne me reste au final que 1130 euros. Ce n’est pas cher payé pour être frappée, tapée, mordue tous les jours. »

Mónika ajoute que la majorité de ses collègues ne sont pas allemands, ce qui a été confirmé par d’autres témoignages. « Les Allemand.e.s qui travaillent avec nous, ce sont les cadres », raconte-elle. Pourtant, au niveau national, les statistiques ne mentent pas : la majorité des personnels de santé travaillant dans les Ehpad sont bien allemand.e.s.

Csilla, elle, travaille pour Augustinum Residenz, une résidence de luxe gérée comme une maison de retraite. Les familles des résident.e.s paient plusieurs milliers d’euros par mois pour que leurs proches profitent de services de qualité. « Professionnellement, certaines choses me donnent envie de hurler : des résident.e.s qui devraient être à l’hôpital sont gardé.e.s ici sans recevoir les soins appropriés. Ce n’est pas éthique, tout est une question d’argent », explique Csilla qui considère que l’établissement laisse mourir les gens, par appât du gain.

Augustinum Residenz n’a pas souhaité répondre à nos sollicitations.

En passant les frontières, les infirmièr.e.s expérimenté.e.s se retrouvent aussi à être traité.e.s comme des débutant.e.s, même après avoir obtenu des équivalences de diplômes. « J’ai pris bien plus de fois la tension à des patient.e.s qu’eux tous réunis, et pourtant je n’ai pas le droit de le faire. Même les aides soignantes se permettent de venir vérifier derrière mon dos, car elles ne m’estiment pas assez qualifiée », explique Mónika.

À ce stress s’ajoute aussi l’éloignement des travailleurs.euses émigré.e.s avec leurs familles. Pour la majorité, il a fallu quitter son pays pour des raisons économiques (prêts contractés, soutien familial, dépenses exceptionnelles). Emese, par exemple, quittera l’Allemagne sitôt son petit dernier diplômé en économie à Corvinus, l’Université de Budapest. Chaque jour s’arrache de haute lutte. « Si ma situation familiale m’en avait donné le choix, je ne serais jamais venue ici, si je n’avais pas besoin de soutenir ma famille, j’aurais arrêté tout cela il y a bien longtemps. C’est juste trop bouleversant », admet-elle. « Aucune somme d’argent ne pourra combler ce qui se passe ici ».

Des normes insuffisantes

Pourquoi ces travailleurs.euses, venu.e.s chercher une vie meilleure à l’Ouest, se retrouvent-ils et elles dans cette situation désastreuse ? La réponse est simple, mais laisse perplexe. Les gouvernements européens s’imaginent sans doute avoir déjà beaucoup à faire au niveau national, et que le secteur trouvera des solutions par lui-même. La preuve en est qu’il est compliqué de trouver des ressources concernant les inspections en Ehpad. Dans la région de Turin, en Italie un à deux inspecteurs sont chargés de surveiller 400 établissements. En Espagne, la province de la Galice n’en compte que sept. Même en Norvège, pourtant souvent érigée en exemple, nous avons découvert qu’un Ehpad appartenant à la firme Stavanger n’avait été inspecté qu’une fois… sur une période de quatorze ans.

Lorsqu’elles sont inspectées, les maisons de retraites sont souvent prévenues en amont, et si quelque problème est relevé, cela ne déclenche pas forcément une mise en application des normes en vigueur. C’est le cas dans de nombreux pays, comme la Hongrie.

« Nous aimerions qu’une plus grande attention soit portée par les politiques aux conditions de travail des personnels des Ehpad. De façon générale, il s’agit d’emplois sous-payés, sous-qualifiés, des personnes qui n’ont pas assez de temps devant elles pour s’occuper des résident.e.s dans elles ont la charge. Dans ces conditions, bien s’occuper des patients est une tâche impossible », explique Matt Egan, représentant du Syndicat britannique Unison.

Ce qui est particulièrement pervers dans cette situation, c’est que les multinationales génèrent du profit en fournissant le même service que l’état, mais avec moins de frais de fonctionnement, et des standards de qualité très inférieurs. Les gouvernements européens applaudissent. Au lieu de reprendre le dossier en charge, ils remettent les deniers publics entre les mains de sociétés qui n’ont pour seul but que de faire plus d’argent. Des millions d’euros sont ainsi dépensés, sans que personne ne s’en soucie. Et c’est grâce à l’exploitation des travailleurs.euses d’Europe de l’Est que l’Europe assure à grand minima, les soins aux personnes âgées.


*Les témoins ont toutes souhaité apparaître avec leurs seuls prénoms.

Une première version de cet article a été publiée chez notre média partenaire hongrois, Telex.