Bientôt la fin du blocus de la Grèce sur la loi de l’égalité entre les femmes et les hommes ?

Alexia Barakou

La directive relative à la représentation équilibrée des femmes et des hommes au sein des conseils d’ administration (également connu sous le nom de « Directive des femmes dans les conseils d’administration ») avait déjà été proposée en novembre 2012, par la Commission européenne. Elle imposerait aux États membres de faire passer des lois imposant des quotas d’au moins 40% de femmes dans les conseils d’administration, dès 2018 pour le service public. 2020, pour le secteur privé. En novembre 2013, la proposition fut adoptée par le Parlement européen, qui ajouta à cette politique de quotas, l’instauration de sanctions sévères contre les entreprises qui ne respecteraient pas ces quotas, et l’interdiction de recevoir des subventions publiques.

Malgré cette décision du Parlement européen, datant d’il y a plus de sept ans, la proposition n’a pas pu être appliquée, faute d’obtenir le soutien d’assez d’États membres au Conseil de l’UE. Seul un vote majoritaire aurait permis son approbation. Au Conseil, qui partage les pouvoirs législatifs avec le Parlement européen, les représentant.e.s des gouvernements négocient et votent suivant les positions nationales. Une majorité qualifiée implique d’obtenir 55% de votes d’États membres, mais il faut également que ces votes rassemblent 65% de la population européenne (l’issue d’un vote au Conseil peut être calculée en utilisant un outil en ligne).

Certains États membres qui s’opposent à la directive, comme le Danemark, les Pays-Bas, la Pologne et la Suède, ont dans l’intervalle publié les avis motivés de leurs assemblées représentatives opposées à la directive. Leur position est simple : la politique de quotas dans les conseils d’administration doit être légiférée au niveau national, pas au niveau européen.

Jusqu’à récemment, la Grèce n’avait pas publié son avis ni justifié sa position.

Bien sûr, les États membres ne sont pas tenus de justifier leurs votes au Conseil, ou de publier leurs raisonnements. Les décisions prises dans l’hémicycle du Conseil manquent donc totalement de transparence et d’égards vis-à-vis des citoyen.ne.s. Une transparence quant aux positions nationales « permettrait aux associations féministes à l’intérieur des États membres, d’organiser des campagnes sur ces positions », justifie Grace O’Sullivan, députée européenne des Verts pour l’Irlande. « Cela pourrait être particulièrement dommageable, dans un contexte de nouvelle campagne pour les élections nationales », souligne-t-elle.

Pendant la deuxième moitié de l’année 2020, l’Allemagne occupait le poste de Présidence du Conseil, c’était aussi l’une des plus fervent.e.s opposant.e.s à la directive. Une chance de plus pour que la directive finisse à la poubelle. Mais le Brexit est venu changer la donne en retirant du calcul le Royaume-Uni, également grand opposant.

Des sources diplomatiques ayant une oreille dans les affaires du Conseil, et qui préfèrent rester anonymes, nous ont fait savoir qu’il ne suffirait « que de deux petits pays » pour permettre à la directive de connaître une issue favorable. L’un des pays cités : la Grèce.

La position grecque, les belles paroles gouvernementales et la réalité.

Le Premier ministre grec, Kyriakos Mitsotakis, a eu beau se dire en faveur de ces réformes, on peut légitimement douter de son engagement en faveur de l’égalité femmes hommes et de la parité. Au moment où nous bouclons, la Grèce ne compte que 11 femmes dans son gouvernement de 58 personnes. Seules deux ont la charge d’un ministère. Un journaliste de la BBC a voulu savoir pourquoi il y avait si peu de femmes dans son gouvernement, et le Premier ministre a répondu qu’il y avait trop peu de femmes « intéressées pour faire de la politique aujourd’hui ».

Trop peu de femmes ministres, c’est ce qui a fait perdre à la Grèce 14 places dans le classement du rapport WEF sur la parité de 2021. La Grèce est à la traîne, loin derrière la plupart des pays européens, en matière de parité dans les postes de décision. En 2020, on comptait seulement 13% de femmes dans les conseils d’administration grecs.

Investigate Europe et Reporters United, en Grèce, ont contacté par deux fois le cabinet du Premier ministre, en octobre et novembre 2020, pour demander au chef du gouvernement sa position quant à la Directive des femmes dans les comités d’administration. Chaque fois nos demandes sont restées sans réponse.

En février 2021, notre média partenaire, Efimerida ton Syntakton, a publié un article sur la façon dont le gouvernement bloque la directive. En réaction, l’article a déclenché une réponse de la Ministre adjointe au travail Maria Syrengela, responsable de la politique familiale.

Dans sa réponse, la Ministre explique que la Grèce s’est au contraire rangée en faveur de la proposition de directive et qu’elle maintenait son soutien. Elle a aussi réfuté notre thèse que la Grèce « bloquait » l’initiative, en avançant qu’un seul petit pays ne pouvait pas mettre à mal l’adoption d’une directive.

Tout cela est faux, en voici la preuve.

Pour commencer, le Parlement européen vient de publier une mise à jour de sa directive, dans son agenda du « train législatif » où il documente les progressions du texte dans la législation européenne. On peut y lire qu’en mai 2020, la vice-présidente de la Commission Věra Jourová s’est exprimée devant la commission des affaires juridiques (JURI) du Parlement européen. Elle a dit que l’Allemagne, tout comme huit plus petits pays, dont la Grèce, continuaient à s’opposer à la directive sur la parité.

Extrait de l’agenda du « Train législatif » du Parlement européen

En deuxième lieu, Věra Jourová a également souligné que les deux camps pour et contre étaient très proches en terme de votes. Et que le vote pouvait basculer, si l’Allemagne décidait de soutenir la proposition. Le camps de l’opposition s’est trouvé fortement affaibli quand un fervent opposant à la directive, le Royaume-Uni, a quitté l’UE. Deux sources différentes nous confirment que deux petits pays (dont la Grèce) pouvaient aussi faire pencher le vote en faveur de la proposition, car ils permettraient d’atteindre la majorité qualifiée au Conseil, même sans l’accord de l’Allemagne. Ce qui signifie bien que la Grèce pourrait tout faire basculer.

La Ministre, dans sa réponse, prétend également que depuis 2017, « la proposition de directive n’a pas été discutée au Conseil ». Ce n’est pas ce que nous affirment plusieurs sources. D’abord, un document de la représentation permanente de l’Autriche auprès de l’UE évoque une réunion par visio conférence qui s’est tenue le 13 octobre 2020, entre plusieurs ministres des États membres dans le cadre du Conseil « Emploi, politique sociale, santé et consommateurs » (EPSCO). La réunion portait spécifiquement sur ce sujet. Selon le document autrichien, la sujet de la directive fut l’objet d’une longue discussion, il est même indiqué que « certain.e.s ministres (la Slovénie, le Portugal, la Finlande, la Belgique et le Luxembourg) ont demandé à ce que les délibérations sur la proposition soient immédiatement soumises au vote ». Mais la Grèce manquait à l’appel.

L‘agenda du Conseil stipule qu’à cette vidéo conférence la Grèce était représentée par la ministre adjointe au travail Maria Syrengela, alors Secrétaire nationale à la politique familiale et à la parité, puis par la ministre adjointe au travail et aux affaires sociales de l’époque, Domna Michaïlidou.

On peut en effet apercevoir Domna Michaïlidou dans la vidéo de la réunion, publiée sur le site du Conseil.

Enfin, quand la ministre adjointe au travail répond à l’article de Efimerida ton Syntakton, elle indique que « le Gouvernement Mitsotakis a procédé à l’adoption de la loi 4706/2020, qui permet l’application de quotas dans les comités d’administrations, et ce bien avant les pays mentionnés dans l’article ».

Voilà une nouvelle déclaration mensongère. Selon le rapport annuel de la Commission européenne sur la parité dans l’UE, certains pays ont, bien avant la Grèce, introduit dans leurs lois des contraintes de quotas pour les conseils d’administration. C’est le cas de la Norvège, de la Beglique, de la France, de l’Italie, de la Suède et du plus grand opposant à la « Directive des femmes dans les conseils d’administrations », l’Allemagne.

Et au final, la législation grecque est bien plus timide que la proposition de directive européenne. Elle n’exige que 25% de femmes en position de direction (la directive en impose 40%). Elle est même bien plus faible que tous les autres pays européens.

Norvège : 40% (2004 → 2008)

Portugal : 33% (2007 → 2020)

Islande : 40% (2010 → 2013)

Belgique : 33% (2011 → 2017-2019)

France : 40% (2011 → 2017)

Italie : 40% (2011 → 2015)

Pays-Bas : 30% (2011 → 2016)

Allemagne : 30% (2015 → 2016)

Espagne : 40% (2017)

Autriche : 30% (2017 → 2018)

Grèce : 25% (2020)

(Entre parenthèses, la date de la mise en place de la loi et la date de fin de la période de transition)

Une politique qui n’est pas prioritaire

Il pourrait sembler injuste de tirer à boulets rouges sur le gouvernement « Nouvelle démocratie », qui n’est aux manettes que depuis deux ans, sur les sept pendant lesquels la directive s’est trouvée dans les tuyaux de la législation européenne. L’opposition à la directive semble rejoindre une opposition plus générale à la quête de la parité, et que partagent de nombreux partis politiques en Grèce.

Nous avons également contacté plusieurs partis politiques dans l’Assemblée grecque, pour connaître leur position quant à la directive.

Yiannis Bournous, député de Syriza, le parti qui a mené la coalition gouvernant la Grèce entre 2015 et 2019, nous a répondu : « nous avons besoin de plus de femmes dans des postes à responsabilités ». Le parti communiste KKE, nous a répondu : « La participation des femmes dans les conseils d’administration est présentée comme une mesure contre la discrimination, mais la participation aux décisions des entreprises, ce n’est que l’arbre qui cache la forêt. Cela masque les discriminations que subissent les femmes, fondées sur la classe ».

Le dirigeant du parti d’extrême droite Solution Grecque, Kyriakos Velopoulos, a expliqué que son parti « approuve la stratégie en faveur de la parité dans les conseils d’administration », avant d’exprimer des réserves quant au risque de voir apparaître des « traitements injustes que subiraient les candidats qui n’entreraient pas dans les quotas ».

« Regardez le Parlement grec. Excepté notre parti, où les députées sont plus nombreuses que les députés, l’hémicycle est rempli de testostérone. Même chose pour le gouvernement, qui ne compte que deux ministres femmes. Est-ce vraiment étonnant que notre gouvernement fasse blocus contre la directive européenne pour la parité dans les conseils d’administrations ? Quand on connait la résistance politique quant à la politique de quotas dans la vie publique, ce serait vraiment surprenant qu’elle soit soutenue pour le secteur privé », a expliqué Yanis Varoufakis, secrétaire général du parti DiEM25, qui fut Ministre des finances du premier gouvernement Syriza.

Les différentes réponses des partis suggèrent que même s’il n’y a pas d’opposition ferme à la directive, la question de la place des femmes dans les comités d’administration est loin d’être la priorité de l’agenda national, et ce quel que soit le parti qui dirige le pays. On peut dès lors interpréter autrement la position grecque actuelle, qui est similaire à la position tenue de longue date par de nombreux gouvernements.

Par la nature même des négociations au Conseil, où les compromis s’arrangent derrière les portes fermées, les questions qui ne rencontrent que peu d’enthousiasme au niveau national sont souvent utilisées comme monnaie d’échange pour obtenir des accords sur des sujets totalement différents. Une pratique qui dans le jargon politique est appelée le « marchandage ».

Une meilleure transparence sur les positions nationales permettrait d’empêcher ces arrangements de couloir qui nourrissent le discrédit sur le respect de la démocratie au Conseil.

Une petite victoire

À la suite de nos révélations, les choses ont évolué au niveau européen. Dans note dernier échange, la Ministre adjointe Maria Syringela nous a affirmé : « lors d’une vidéo conférence informelle entre représentant.e.s des gouvernements grec et portugais, qui s’est tenue il y a quelques semaines, la Grèce a indiqué à la Présidence portugaise qu’elle était en faveur des objectifs de la directive, et plus généralement du projet de directive ».

Nous avons contacté la Présidence portugaise pour vérifier si la Grèce coopérait effectivement sur la directive. On nous a affirmé que la Présidence portugaise était décidée à « débloquer » l’approbation de la directive en cherchant « des compromis ». Elle concluait par ces mots : « dans ce contexte, nous avons travaillé activement avec la délégation grecque, qui a montré une attitude très positive sur la question et une volonté de travaillé en cheville avec la Présidence. »

Cette réponse suggère que le gouvernement grec n’a pas exprimé de soutien sans réserve à la directive. Cependant, on peut y voir une meilleure disponibilité à se diriger vers une adoption du texte.

Ce changement de position donne de l’espoir : en mettant en lumière certaines actions gouvernementales, le journalisme d’investigation peut apporter plus de transparence et avoir un effet sur les choix politiques.

Ce n’est pas la première fois que cela arrive.

En début d’année, Investigate Europe a découvert que le gouvernement portugais ne soutenait pas la proposition pour la Déclaration pays-par-pays. Une directive européenne de transparence fiscale visant à empêcher les évasions fiscales en imposant aux multinationales de déclarer leurs impôts payés dans chaque État membre. Bien que le gouvernement portugais a publiquement critiqué l’évasion fiscale et souligné combien une législation européenne était nécessaire pour lutter contre ce fléau, une fuite émanant d’un.e député.e allemand.e nous a permis d’affirmer que le Portugal bloquait l’accord.

Cette enquête, publiée chez notre média partenaire Diário de Notícias, a obligé le gouvernement de Lisbonne à faire demi-tour et à soutenir la directive. Récemment, la Présidence portugaise est allée encore plus loin, et a remis la Déclaration pays-par-pays dans l’agenda du Conseil, et fait la promotion pour obtenir le soutien le plus large en faveur de directive. Nous espérons que le gouvernement grec choisira la même stratégie.
 
 Édition Georgia Nakou et Sindhuri Nandhakamur