Ces huis clos à vingt-sept

Credit: Alexia Barakou

Alors que chaque jour charrie son lot de nouvelles victimes économiques de la crise sanitaire, certaines entreprises s’en tirent remarquablement bien. Amazon en tête, qualifiée, avec d’autres, de « gagnant de la crise du corona », par le député européen allemand Sven Giegold (Verts), qui déplore que ces géants « ne soient pas taxés de manière appropriée » en Europe. Ce n’est pourtant pas faute d’avoir essayé.

Voilà quatre ans maintenant que les gouvernements de l’UE négocient autour d’un projet de la Commission européenne s’at- taquant à l’évasion fiscale des multinationales – Amazon donc, mais aussi Google, Facebook ou Apple, par exemple – qui enregistrent leurs bénéfices dans des pays où les taux d’imposition sont particulièrement bas. Un tour de passe-passe fiscal qui ferait perdre jusqu’à 70 milliards d’euros par an aux caisses publiques des pays de l’UE, soit près de la moitié du budget annuel de l’Union, d’après les estimations de la Commission européenne. D’où sa proposition de mettre en place la « déclaration publique pays par pays » (plus connue dans les arcanes européens sous son acronyme anglais « PCBCR » pour « public country-by-country reporting ») : un outil de transparence fiscale qui obligerait les multinationales opérant dans l’UE avec un chiffre d’affaires annuel supérieur à 750 millions d’euros à déclarer dans leurs rapports annuels leurs revenus et leurs impôtspays par pays. La Commission a approuvé la mise en place du dispositif en 2016 et a été suivie par le Parlement européen en 2017. Depuis, plus rien.

Pressions en douce

La procédure classique voudrait que la proposition soit désormais validée à la majorité qualifiée, au Conseil de l’Union européenne, qui représente les gouvernements des États membres. Mais elle se retrouve coincée dans le processus de décision de cette institution peu transparente. Dans ce blocage, l’Allemagne, opposée de longue date au projet, semble avoir pesé de tout son poids. Un ministre allemand serait même parvenu à convaincre son collègue croate de voter contre, alors que le représentant permanent de la Croatie à l’UE avait annoncé que son gouvernement soutiendrait le projet. La volte-face a lieu en novembre 2019, lorsque la présidence finlandaise soumet la loi au vote du Conseil des ministres de l’économie. Au moment de prendre position, à la surprise générale, la Croatie fait comprendre aux autres États qu’elle ne soutiendra pas le dispositif, en réclamant une nouvelle base juridique. La loi, depuis, est toujours en suspens.

Que s’est-il passé pour que les Croates changent ainsi d’avis ? Le gouvernement croate n’a pas répondu à nos demandes d’inter- views. Mais, deux jours avant le vote, Peter Altmaier, ministre fédéral de l’Économie allemand, s’est entre- tenu avec son homologue croate, Darko Horvat. Et ils ont discuté… du PCBCR – le gouvernement alle- mand l’a confirmé en répondant à une question du parti die Linke au Bundestag. Le coup de pression semble assez clair. Et, s’il a pu se produire aussi facilement, c’est à cause du fonctionnement, pour le moins opaque, du Conseil de l’UE. En son sein se réunissent les ministres nationaux de tous les pays de l’UE pour examiner, modifier et adopter des actes législatifs et coordonner leurs politiques. Or « il est aujourd’hui pratiquement impossible pour un citoyen de savoir comment une loi européenne a vu le jour et quelle était la position du gouverne- ment de son pays sur cette loi », accusait Emily O’Reilly, la médiatrice européenne, lors d’une audition au Sénat français en mai 2020.

La preuve, encore, sur le PCBCR : le gouvernement portugais assurait, chez lui, tout faire pour s’attaquer à l’évasion fiscale en Europe. Mais quand la liste des gouvernements s’opposant à la transparence fiscale fuite, surprise ! À côté des paradis fiscaux comme le Luxembourg, Malte, Chypre ou l’Irlande, se trouvait… le Portugal. En totale contradiction avec son programme. Après la révélation de la position portugaise par Investigate Europe, le gouvernement a revu sa copie et finalement assuré son soutien à la proposition.

Un système bien rodé

Mais combien de politiques passent ainsi sous les radars ? De ces conseils, les citoyens ne voient généralement que les ministres se serrant la main, devant un parterre de drapeaux. « Lorsqu’un projet de loi arrive au Conseil, il disparaît largement de la vue du public et se trouve traité par un ou plusieurs des 150 groupes de travail compo- sés de fonctionnaires nationaux. Ces groupes de travail modifient et façonnent le projet de loi », dénonce Emily O’Reilly au Sénat français. Après les groupes de travail entrent en scène les Coreper, ces comités des représentants permanents des pays auprès de l’UE, qui préparent les débats et tentent de s’accorder sur les dossiers. Ensemble, tous ces acteurs participent à quelque 4 000 réunions par an, à huis clos et sans procès-verbal public. De cela, les citoyens ne savent rien.

« Le Coreper est quelque chose de très spécial, parce qu’il s’agit d’une instance institutionnelle qui contribue puissamment à la déci- sion européenne, et en même temps il est composé de représentants des États. Comment défendre ces intérêts nationaux tout en participant à un exercice de décision européen ? », souligne Pierre Sellal. Il en sait quelque chose pour avoir été repré- sentant permanent de la France à l’UE pendant dix ans et représen- tant permanent adjoint pendant cinq. De cette expérience, il tire son opposition à plus de transparence des travaux du Conseil. « Il y a toujours un moment dans une discussion difficile au Coreper où quelqu’un dit “Je vous ai rapporté quelles étaient mes instructions, je m’en éloigne un instant, vous ne le direz pas, voilà jusqu’où je pourrais aller dans la recherche d’un compromis”. Vous rendez ça public, vous auriez quelqu’un qui dirait “Au nom de quoi ce fonctionnaire, payé par nos impôts, nommé pour défendre notre intérêt national, accepte de discuter d’autre chose que de ses instructions ?” Ce type de scénario se passe nécessairement portes closes. »

Un fonctionnement « particulièrement préjudiciable à l’Union européenne, qui souffre déjà d’une perception selon laquelle son proces- sus décisionnel et ses institutions sont éloignés des citoyens », analyse Emily O’Reilly. Elle réclame que le Conseil enregistre systématiquement les positions des États membres dans les groupes de travail. Fin de non recevoir de la part des gouvernements des États membres. Et de la France en particulier. « Par essence, l’exercice diplomatique de la négocia- tion européenne ne peut être mélangé avec une transparence complète des travaux, explique Pierre Sellal. L’objectif d’un président de groupe, de Coreper ou du Conseil, c’est de ne pas obliger les délégations à se positionner. Si vous le faites, vous êtes mort. Aucune délégation ne pourra s’écarter d’une position consignée. »

D’après lui, chaque fois qu’une obligation de transparence a été introduite dans les travaux du Conseil, les négociations, ont fini par avoir lieu loin des regards. Par exemple, il y a une quinzaine d’années, la décision législative finale des travaux du Conseil a dû être rendue publique. Résultat ?

« Lorsqu’on souhaitait véritablement qu’ il y ait une discussion entre les ministres, celle-ci était mise à l’ordre du jour du déjeuner, un moment où les ministres sont seuls, sans caméra ni publicité. Cela a conduit, dans bien des cas, à des Conseils absolument grotesques, où l’on partait très tôt au déjeuner et dont les ministres ne sortaient qu’à 17 heures ou 17h30, une fois les discussions achevées. »

Or, comme le résume la médiatrice européenne : « La prise de décision à huis clos est politiquement opportune car elle permet aux ministres nationaux de rejeter la faute “sur Bruxelles”, notamment quand les politiques européennes sont impopulaires. Les citoyens, cependant, ont l’impression qu’un pouvoir non identifié, qui n’est pas leur gouvernement, prend les décisions. »

Pas faux, même si l’argument fonctionne en sens inverse : la Commission s’abrite volontiers derrière les États membres pour expliquer ses lourdeurs et ater- moiements. Dans tous les cas, un naufrage démocratique. Qui ne risque pas de se résoudre de sitôt, au moins sur le PCBCR. Le Portugal, qui assure la présidence tournante du Conseil de l’Union européenne pendant le premier semestre 2021, a relancé les discussions à la fin de janvier. D’après un diplomate de l’UE, elles se sont soldées par un simple tour de table, sans réelle négociation. Les Portugais devraient désormais poursuivre des échanges bilatéraux afin d’obtenir davantage d’informations de la part de chaque État membre. Vous avez dit opacité ?


Ces lois bloquées par le Conseil de l’UE

  • La directive sur les quotas de femmes au sein des conseils d’administration des entreprises. Proposée par la Commission européenne le 14 novembre 2012, elle a été adoptée par le Parlement européen. Mais elle est coincée au Conseil depuis 2013. L’Allemagne et le Royaume- Uni ont été ses principaux opposants. Avec le départ du Royaume-Uni, il suffirait de deux « petits pays » pour que le dossier bascule, selon un diplomate de l’UE. Mais l’Allemagne ne bouge pas. Et impossible de savoir qui sont les huit autres États membres avec elle.
  • L’attribution des quotas de pêche. Lors de la réforme de la politique commune de la pêche, en 2013, les États membres se sont donné sept ans pour mettre fin à la surpêche. Un échec spectaculaire. Chaque année, lors d’un Conseil, les ministres chargés de la pêche des différents pays établissent des quotas limitant la quantité maximale de poissons pouvant être pêchée. Avant leurs réunions, des organismes scientifiques recommandent des niveaux de capture maximums. Mais, à huis clos, les ministres fixent des quotas dépassant largement leurs prescriptions.
  • Directive sur la vie privée en ligne (« ePrivacy »). Le 5 janvier, le Conseil de l’UE a publié une nouvelle version préliminaire du règlement relatif à la vie privée dans le secteur des communications électroniques. Le premier projet avait été approuvé par la Commission européenne en janvier 2017 et est depuis resté bloqué au Conseil, sous la pression des lobbys de la communication. La version publiée au début de janvier ne constitue rien de moins que la 14e version de ce projet censé protéger la vie privée des utilisateurs et la confidentialité de leurs communications.

Cette enquête a préalablement été publiée dans les pages de notre média partenaire, Marianne.