Le Brexit est effectif. C’est un capharnaüm.

Photo: Maxence Peigné

“ Désolée, mais nous ne sommes pas en mesure de servir des frites, des olives, du pain… ni les entrées figurant sur le menu », m’a-t-on opposé récemment, dans un restaurant bondé du coeur de Londres. « Nous n’avons pas reçu notre livraison d’huile », a expliqué la serveuse. C’est vrai cet exemple est particulièrement extrême, mais les menus raturés sont devenus de plus en plus courants dans les restaurants, qui se retrouvent confrontés à des problèmes de livraisons, et des difficultés à recruter.

Besoin d’un petit update sur le monde post Brexit ? Vous êtes servi.e :

Le manque de conducteurs de camions est certes un problème européen, mais le Royaume-Uni, en s’isolant de la réserve de main d’oeuvre venue du continent, en souffre sans doute plus que les autres. Ces dernières semaines une véritable panique a gagné les conducteurs.trices britanniques : qui dit manque de conducteurs de camions citernes, dit station-services non alimentées. Cette panique a effectivement vidé les pompes.

Le résultat de la baisse de recrutement de main d’oeuvre européenne est aussi ressentie par le secteur de l’hôtellerie-restauration qui ne parvient pas à recruter. De nombreux restaurants et cafés se retrouvent à placarder des affichettes « Nous recrutons » sur leurs vitrines. Le service à table est bien plus lent que d’ordinaire et les tables ne sont pas aussitôt débarrassées.

Et puis il y a les cochons ! Les abattoirs se retrouvent avec de moins en moins de personnel qualifier pour abattre les bêtes ou s’occuper de leurs carcasses. Plusieurs centaines de cochons ont déjà été abattus et la National Pig Association craint déjà que les abattages de masse « soient la prochaine étape ».

Cela s’ajoute aux problèmes que les agriculteurs.trices rencontrent déjà : il est devenu impossible de recruter des saisonnier.e.s pour cueillir les fruits ou les légumes dans les champs. En 2020, la campagne soutenue par le Prince Charles « Cueillez pour la Grande Bretagne » (un clin d’oeil à la campagne des années 40 « Creusez pour gagner ») encourageait les travailleur.euses anglais.e.s à relever leurs manches et filer moissonner. Mais malgré l’allusion à l’effort de guerre et le royal appui à la campagne, seuls 11% de la main d’oeuvre était britannique. Peut-être auraient-ils et elles dû choisir une référence au football ?

La campagne n’a pas été renouvelée en 2021.

Un démantèlement progressif

La première fois que les rayons ont semblé clairsemés, c’était au milieu de l’été. Vous vous rendiez au supermarché pour acheter de la salade et vous trouviez face à des rayons vides, rien de feuillu à se mettre sous la dent. Quand vous remarquez quelque chose comme ça, vous le voyez partout, tout le temps. Je me souviens par exemple d’un supermarché dans lequel le personnel avait habilement disposé des produits qu’il avait en réserve pour remplir les trous, laissés par les produits qui n’avaient pas été livrés. Cette démarche laissait supposer que les employé.e.s n’estimaient pas que les livraisons reprendraient de sitôt.

C’était un peu après le 19 juillet, surnommé le « jour de la liberté » par les tabloïdes : on pouvait enfin tomber le masque et la plus grande partie des restrictions liées au Covid-19 avaient été levées. Pas en Écosse. Ni en Irlande du Nord. Ni au Pays de Galles. Ni même à Londres, où les masques restaient obligatoires dans les transports en commun. Les divisions créées par le Brexit ont été creusées par le Covid-19, avec trois nations prenant leurs distances avec les décisions venues de Westminster. L’Écosse et l’Irlande du Nord, en particulier, qui avaient voté en majorité pour rester dans l’Europe. Mais aussi le Pays de Galles qui a commencé à faire cavalier seul. Le mouchoir de l’indépendance écossaise a également été de nouveau agité, et le Brexit a même réussi à mettre en danger les accords du vendredi saint.

Files d’attente dans les stations service

En 2018, déjà, nous avions enquêté sur l’industrie du transport routier, en s’intéressant en particulier aux routiers. L’enquête pouvait être résumée par son seul titre : Les forçats de la route. Mais avec le Brexit, une grande partie de cette main d’oeuvre pas chère s’est évaporée.

On peut arguer que le business model que nous condamnions dans notre enquête ne peut pas être changé du jour au lendemain. Les chauffeur.euses doivent être formé.e.s. Il doit bien exister des personnes qui veulent ces emplois, un travail qui d’ailleurs doit être revalorisé, avec de meilleurs équipements (des toilettes, des douches, des endroits où se reposer). Cela prend du temps. Et de l’argent. Mais l’industrie avait le temps de se préparer, le référendum a eu lieu en 2016, mais elle a fait dans l’urgence. Et personne n’aurait imaginé qu’une pandémie viendrait tout bousculer.

Applaudir ne suffit pas

Et puis il y a le système de santé britannique (le NHS). Nous les avons tous et toutes applaudie.s, les jeudis soirs, ces employés et salarié.e.s de première ligne. Sur les marches du 10, Downing Street, Boris Johnson les a applaudi.e.s après avoir passé quelques jours en soins intensifs à cause du Covid. Ce fut sans doute l’occasion de comprendre la grande valeur des infirmier.e.s. La valeur ? Selon le NHS anglais et gallois, elle a monté à 3% d’augmentation des salaires, et juste parce que les 1% proposés au départ ont fait scandale. Un geste qui aurait bien pu mener de nombreux professionnel.le.s de la santé à « trouver ailleurs des jobs mieux payés et moins stressants », selon un communiqué de presse écrit par Unison, l’un des plus gros syndicats du pays. Il semblerait bien que la promesse tenue par le Premier ministre Boris Johnson d’une politique de hauts salaires ne tiennent que si d’autres paient la facture.

La situation, rapporte le the Guardian, est grave : en Angleterre un poste d’infirmier.e sur cinq one n’est pas pourvu dans certains services, et sans pouvoir piocher dans le personnel européen, cela va sans doute avoir un sérieux impact sur la qualité des soins. Alors des efforts ont été faits pour former plus d’infirmier.e.s.

Cela va-t-il suffire ? Une fois formé.e.s, ces nouveaux et nouvelles professionnel.le.s resteront-ils et elles dans le giron de NHS ? L’une des infirmières qui s’est occupé de Boris Johnson pendant son hospitalisation en soins intensifs a depuis quitté la profession. Jenny McGee, qui vit en Nouvelle-Zélande, a expliqué au média professionnel Nursing Times que les infirmier.e.s « n’étaient pas aussi respecté.e.s, ni aussi payé.e.s, qu’elles et ils le méritaient ».

Même scénario du côté des maisons de retraites, un autre secteur qui dépend beaucoup du personnel européen. Ce fut d’ailleurs le sujet de notre dernière enquête.

Des solutions à courts terme pour boucher les trous

C’est le bazar. Ça aurait pu être différent, mais c’est le bazar. Au départ, le référendum pour ou contre le Brexit n’aurait jamais du avoir lieu, et n’aurait jamais du être perdu. Quand ce fut pourtant le cas, le cri de ralliement « réalisons le Brexit » semblait le slogan idéal pour arranger tout ce qu’il y avait à arranger. Peu importe ce que cela supposait, de « réaliser » le Brexit. Dès que l’on a voulu faire valoir l’Article 50 et que le tic tac de l’horloge était lancé, la priorité c’était de s’assurer d’un accord, n’importe quel accord. Les conséquences seraient gérées plus tard. Maintenant, donc.

Les dirigeants d’entreprise, les syndicats et les organismes commerciaux ont tiré la sonnette d’alarme, anticipant de potentiels problèmes dans la chaîne de distribution, nourris par les nouvelles démarches administratives et le manque de personnel. Un parking aménagé pour accueillir les camions en attente d’autorisations administratives a ainsi été surnommé le « Garage Farage » du noms de Nigel Farage, leader du Brexit, sans qui rien de tout cela n’aurait été possible.

Les diatribes anti-immigrations de Nigel Farage a également eu beaucoup d’influence sur le type de Brexit choisi, avec la mise en place d’un système à point qui exclut de fait de nombreux.euses travailleur.euses dont le pays dépend.

Aujourd’hui, pour que les files d’attente cessent de s’allonger aux stations service, on a du demander à l’armée de distribuer l’essence.

Des visas courts ont aussi été distribués à des chauffeurs poids-lourds et à des contractuels dans l’élevage de volailles pour nous permettre de passer noël et le nouvel-an.

Depuis cette annonce, le secteur de l’hôtellerie-restauration a demandé à ce que ce système soit étendu. Mais la réponse du gouvernement, apportée à nos confrères et soeurs de la BBC, c’était que les entreprises devaient mieux payer et améliorer leurs conditions de travail pour recruter du personnel en local.

Que va-t-il encore se passer ?

Le Royaume-Uni rencontre de nombreux problèmes aujourd’hui : le creusement des inégalités, les bas salaires, l’augmentation du recours aux banques alimentaires. Des problèmes structurels liés à la politique nationale.

L’Union européenne, et surtout l’immigration, ont longtemps été les boucs émissaires. Même si l’UE est loin d’être parfaite, le Royaume-Uni a toujours eu le choix sur le moyen d’appliquer sa politique.

Bien sûr, le Covid est un facteur important : la pandémie a exacerbé certains problèmes tout en masquant leurs causes véritables. Le Royaume-Uni n’est pas seul à avoir des difficultés à recruter des conducteurs de poids lourds, les pays de l’UE aussi. Mais en venir à les recruter grâce à des visas temporaires, après avoir mené une campagne de diabolisation anti-immigration, ça sera compliqué à vendre. La pénurie de dioxyde de carbone qui a menacé il y a peu l’industrie du soda et des emballages de supermarché va bientôt devenir un problème dans toute l’Europe. Tout ne peut pas être porté à la responsabilité du Brexit, mais il est sûr que la situation est bien pire par ici.

Lors de la conférence du parti conservateur, la semaine dernière, le Premier ministre a dit que les entreprises ne pourraient plus utiliser le prétexte de l’immigration « comme excuse pour ne pas investir » et a parlé de construire pour le pays une économie de hauts salaires et hautes qualifications. L’institut Adam Smith, un think tank sur le libre marché, y a vu un discours « grandiloquent mais vide et inexact sur le plan économique » qui « se défile sur l’importance de mettre en oeuvre une politique de réforme ». Certain.e.s dirigeant.e.s d’entreprises ont sentis être les prochains sur qui retomberait la faute, d’autant plus qu’il ne fut pas question du risque de voir grimper l’inflation.

« Je suis OK pour avoir un gâteau et OK pour le manger », avait un jour admis Boris Johnson pour évoquer les relations post-Brexit avec l’UE. Aujourd’hui, cette remarque apparait plus fallacieuse que jamais, mais à l’époque il était autorisé de nourrir le débat sur le Brexit avec un optimisme débridé, et les médias conservateurs n’ont pas manqué de rappeler combien « ils [avaient] plus besoin de nous que nous d’eux » saluant « l’Angleterre courageuse » se dressant seule contre tous, en ramenant sans cesse des références à la Seconde Guerre Mondiale.


Contrôles à la frontière britannique | Photo: Juliet Ferguson

Tout indice d’un autre exit de l’UE se matérialise par une joie transcendant les converti.e.s, toujours prêt.e.s à convertir d’autres personnes. Aujourd’hui, le Polexit est dans l’actualité, mais c’est juste le dernier d’une liste des rebelles de l’UE que tient les tabloïds.

Quand le fait de mettre en place le Brexit est devenu le véritable objectif, cela a mis fin à toute discussion sur ce que cela impliquait en terme de conséquences. Le Brexit, forcément n’apporterait que des changements positifs, tout le reste était considéré comme une entreprise de diabolisation des tristes perdant.e.s qui ne souhaiteraient rien d’autre que de s’opposer au « choix du peuple ». Pourtant, ce travail de prévisions et de planification aurait sans doute mis en évidence les défauts dans les accords de sortie et auraient conduit à un Brexit plus doux. Ou pas. Nous en serions peut être arrivé.e.s au même point, mais nous aurions été informés des conséquences et notre pays aurait été mieux préparé.

Au lieu de ça, nous n’avons qu’à célébrer nos martyrs du système métrique, qui vont pouvoir de nouveau utiliser les livres et les onces (si d’aventure il restait quelque chose à peser) et serrer dans nos bras nos bien aimés passeports bleus, gages de notre privilège à faire plus longtemps la queue aux contrôles frontières.

L’optimisme débridé nous a mené.e.s là, et une grande partie de ce qui avait été annoncé, et qui n’a pas été pris en compte, est en train de se réaliser.

Au lieu de critiquer l’Union européenne, ou le Covid, ou les entreprises, le Royaume-Uni (ou plutôt l’Angleterre) devrait se rendre compte qu’on ne peut pas tout avoir. Quand le gâteau a été mangé, il n’y en a plus.

C’est le gros problème, quand on prend contrôle de sa vie, on n’a plus personne à blâmer quand ça tourne mal.