Passage de la loi anti-avortement en Pologne : une guerre culturelle contre le peuple

Wojciech Cieśla
Protestors in Poland, October 2020

Les manifestations qui naissent dans toutes les grandes villes de Pologne sont des mouvements de révolte contre les nouvelles restrictions touchant à l’accès à l’avortement et à la contraception. La Cour constitutionnelle a décidé il y a quelques jours d’obliger les femmes à donner naissance, même si le fœtus est sévèrement malformé. C’est ce qui a mis le feu aux poudres. Pour répondre à cette attaque, des milliers de femmes ont pris la rue pour hurler leur dissidence.

La décision de la Cour constitutionnelle, un organe qui comme toutes les institutions polonaises est contrôlé par Jarosław Kaczyński, fondateur du parti majoritaire Droit et justice (PiS), est le nouvel acte d’une guerre où s’opposent deux visions du monde : le point de vue libéral et l’idéologie très conservatrice imposée par l’Église catholique. En d’autres termes, le choc de deux visions polonaises sur les libertés individuelles. Et cette vision conservatrice est partagée par une grande partie de la société et constitue la base de soutien du PiS.

Piotr Drabik from Poland, CC BY 2.0
Jarosław Kaczyński

La guerre a commencé il y a plusieurs années, et à chaque pas en avant succède un retour en arrière. De nombreuses femmes considèrent que la question de l’avortement a été négociée derrière leurs dos, quand le communisme s’est effondré en Pologne et que la démocratie a été mise en place, en 1989. Peu après, les autorités démocratiquement élues ont accepté de réintroduire les enseignements religieux à l’école, pour gagner le soutien de l’Église catholique pour mener à bien des réformes économiques. Ils ont aussi accepté un prétendu compromis sur l’avortement. Selon les termes de ce compromis, l’avortement n’est autorisé que sous certaines conditions (si la grossesse résulte d’un viol, si elle met la vie de la femme en danger ou si le fœtus est malformé).

Depuis, grâce au libre échange, les femmes polonaises ont d’un côté pu accéder à une meilleure contraception, mais ont vu leur accès à l’avortement très limité, comparé à ce qui existait sous le régime communiste.

Bien sûr, des centaines de femmes polonaises avortent chaque année, parce que le fœtus est malformé ou parce qu’elles sont enceintes contre leur gré, mais elles le font illégalement, soit en Pologne (grâce aux réseaux souterrains) soit à l’étranger.

Wojciech Cieśla
La police fait barrage, lors de récentes manifestations à Varsovie

En Pologne, l’accès à la contraception dépend du lieu de résidence des femmes, et de leur état de santé. L’état rembourse le coût de la contraception, mais une vaste majorité des Polonaises préfèrent bénéficier des conseils de gynécologues et paient de leur propres poches ces consultations, les examens médicaux et les moyens de contraception prescrits.

L’accès aux services de santé publique connait de nombreux obstacles : de longues files d’attente, des problèmes de communication avec les centres de santé (en particulier à l’Est du pays) et la fameuse « clause de conscience ». Une carte qu’un.e médecin catholique peut brandir pour refuser de prescrire des moyens de contraception aux patient.e.s. Cette même clause de conscience autorise aussi les professionnel.le.s de santé à ne pas pratiquer l’avortement. Voilà pourquoi il existe des régions polonaise où il est impossible de recourir à l’avortement. Officiellement. Cela ne signifie pas pour autant qu’aucun.e médecin ne le pratique. Ils et elles le font, mais souvent dans la sphère privée et dans l’illégalité.

C’est la raison pour laquelle, en Pologne, les tests prénataux sont vus d’un mauvais œil. En théorie, ces tests sont censés vérifier la bonne santé du fœtus, mais les conservateurs et conservatrices y voient une étape menant à l’avortement. C’est pourquoi un secteur hospitalier de Varsovie, où les fœtus subissaient des opérations cardiaques in-utero, a récemment été fermé.

Le compromis pour l’avortement en Pologne, en vigueur jusqu’à récemment, a été bizarrement élaboré : l’Église et ses cercles d’influence ont cru que la loi autoriserait de toute façon de « tuer » et une grande partie de la population savait que ce compromis supposait un accord de facto sur l’avortement.

Pour l’institution épiscopale polonaise, l’interdiction totale de l’avortement est devenue un objectif capital. Il faut comprendre que cette perspective est spécifique à la Pologne et en bien des façons. Parce que l’Église institutionnelle du pays a son avis très ferme sur la question, quand de nombreux et nombreuses catholiques ont tendance à être plus modéré.e.s.

Les manifestations de ces derniers jours, ne concernent pas uniquement l’interdiction de l’avortement en cas de malformations constatées sur le fœtus. Elles dénoncent en fait l’impact global de l’Église sur la législation polonaise et la moralité. Les jeunes qui ont grandi dans une Europe libérale ne veulent pas être les otages d’idées qu’ils considèrent rétrogrades. L’Église et les conservateurs et conservatrices n’envisagent la sexualité humaine que si elle entre dans le prisme de la notion de la famille traditionnelle : une sexualité entre hommes et femmes, à des fins de reproduction.

L’Église, les conservateurs et conservatrices et le gouvernement actuel voient de l’immoralité partout : dans l’avortement, la fécondation in vitro, les homosexualités, l’adoption par les couples lesbiens ou gays ou la pilule du lendemain. L’Église, en définitive, n’autorise toujours pas l’accès à la contraception, préservatifs compris.

L’image virginale des femmes, basée sur le culte de Marie très respecté en Pologne, illustre la vocation primaire des femmes de devenir mères (de plusieurs enfants si possible) et de servir les hommes. Ce qui est pour le moins étrange, car le modèle de la femme au foyer est périmé depuis bien longtemps en Pologne et ne reste que marginalement et localement respecté, en particulier dans les contrées orientales du pays. Cette image détonne des idées partagées par les Polonais.e.s, qui croient que chacun.e est libre de décider de son destin, comme de sa sexualité.

Wojciech Cieśla
Des manifestant.e.s font le pied de grue devant la résidence de Kaczynski à Varsovie, 23 octobre 2020

Le jour même du jugement de la Cour constitutionnelle, des restrictions plus poussées pour lutter contre le Covid-19 ont été annoncées. Elles incluaient une interdiction de rassemblement de plus de 5 personnes. En 2016, les autorités avaient retardé de précédentes tentatives de renforcer la loi anti-avortement, à la suite d’importantes manifestations. Il est désormais clair que le PiS utilise la pandémie pour aller au bout de sa scandaleuse réforme. C’est pourquoi, le 23 octobre, les manifestant.e.s ont rit et sifflé face aux hauts parleurs qui diffusaient la voix monotone de la police, rappelant qu’en temps de pandémie les rassemblements étaient interdits. Voilà pourquoi les slogans des manifestations étaient si vulgaires : « Dégage, bordel » et « Aux chiottes PiS » (« Get the fuck out » et « Fuck the Law and Justice« , mais l’Anglais et le Français ne reflètent pas toute la richesse des insultes slaves „Wypierdalać” et „Jebać PiS”). Le peuple comprend que la loi du parti majoritaire rajoute encore au lourd quota de souffrances dans le pays.

Dans la rue, le peuple est en colère. Comme le dit l’écrivain Zygmunt Miłoszewski : « l’ennemi ici, le cartel, la source de tous les maux et le dénominateur commun des malheurs, de la misère et de l’exclusion, c’est l’Église catholique elle-même ».

Alors pourquoi maintenant, en plein milieu d’une pandémie, le parti Droit et Justice a-t-il décidé de lancer une guerre culturelle dont les effets seront terribles ? Les gouvernements sont, comme d’habitude, forts contre les faibles, faibles avec les forts. Et ils provoquent de terribles souffrances aux plus faibles des faibles, les femmes de la classe ouvrière, qui ne peuvent pas facilement aller subir un avortement en République Tchèque ou en Allemagne, comme le font celles de la classe supérieure.

Les personnes au pouvoir déclarent une guerre qu’ils ne pourront pas remporter sur le long terme. Ils et elles ne gagneront pas la guerre, parce que l’intensité de la protestation en Pologne montre bien que le gouvernement ne dispose pas d’un grand soutien dans la société, et que la société se laïcise assez rapidement.

« La Pologne condamne ses citoyen.ne.s et ses enfants au martyr et à d’impensables souffrances. Et c’est notre faute. Pour corriger cela, nous devons faire la guerre, qui sera longue et difficile. »

Zygmunt Miloszewski, écrivain

Au moment où toute la Pologne devrait se calfeutrer, car plusieurs milliers de nouveaux cas de Covid-19 se déclarent chaque jour, des milliers de personnes ont décidé de descendre dans la rue. Bientôt, la fureur populaire finira par se fixer sur autre chose : les systèmes de tests qui s’effondrent, les pharmacies à court de médicaments, le système de santé qui ne fonctionne pas, les écoles à nouveaux fermées, l’absence d’aides d’état pour les entreprises, le chômage massif qui s’annonce…

Avec la pandémie, le parti majoritaire détient ce qu’il a toujours rêvé d’avoir : des millions de citoyen.ne.s terrifié.e.s. Peut-être fait-il le pari que les insécurités de cette époque permettront de faire passer des réformes et des lois, sans susciter la protestation de ses citoyen.ne.s.

Aucune vie ne sera épargnée par la décision de la Cour constitutionnelle polonaise. Mais il est certain que beaucoup d’autres seront détruites.