« Le gaz naturel est une énergie fossile, ce n’est pas un gaz compatible avec la neutralité carbone en 2050 »

Peut-on vraiment parler du gaz comme d’un combustible de transition ?

Il est clair que le gaz naturel est une énergie fossile, ce n’est pas un gaz compatible avec la neutralité carbone en 2050. Pour le rendre compatible avec la neutralité carbone, il y a deux voies. La première consiste à le substituer par du gaz renouvelable, type bio-méthane. La deuxième, c’est le CCS (Carbon Capture and Storage), c’est-à-dire qu’on séquestre le CO2 quand on utilise du gaz.
Lors du Congrès du gaz, Philippe Sauquet (le président d’Eurogas, ndlr) a détaillé les propositions des groupes gaziers à la Commission européenne : l’objectif à 10 ans, c’est qu’on propose d’avoir dans le mix européen 20% de gaz décarboné ou renouvelable, dont 11% de gaz renouvelable, avec un part importante du bio-méthane et aussi de l’hydrogène.

Est-il possible d’utiliser les infrastructures actuelles pour l’hydrogène ?

Il y a quelques années, un rapport avait été remis à François de Rugy. D’après ce rapport, jusqu’à 10%, on peut mélanger l’hydrogène au réseau de gaz naturel sans beaucoup de difficulté. Entre 10% et 20%, il faut aménager les techniques du réseau. Au-delà de 20%, il n’y a pas d’intérêt économique, ni de business model. Le mélange est techniquement possible, mais sur le plan économique, une fois que vous avez de l’hydrogène de qualité, pourquoi le mélanger à un gaz de qualité moindre ?

Y a-t-il réellement besoin d’infrastructures supplémentaires pour le gaz ?

C’est tout le débat autour de Nord stream 2. Aujourd’hui, un pays comme la France, bien doté en infrastructures gazières, avec des points d’importation terrestres et maritimes, très clairement, un pays comme la France n’en a pas besoin. Ses infrastructures actuelles suffisent. Il faudra les adapter à l’arrivée du bio-méthane, mais on n’a pas besoin de renforcer nos réseaux. Ça, c’est ce qui est vrai pour la France, mais ça l’est beaucoup moins pour l’Allemagne par exemple. Les Allemands n’ont quasiment pas de terminal d’importation GNL, même s’il y a l’engagement d’en construire. Ils sont aussi extrêmement dépendants du gaz russe. Enfin, ils ont pris la décision de fermer énormément de centrales à charbon et nucléaires, il en reste une dizaine à fermer d’ici 2022. Donc l’électricité produite à partir de ces moyens, il va bien falloir la remplacer. Mais en France, le problème ne se pose pas.

Selon l’ONG Global Energy Monitor, ENTSO-G, les gestionnaires de réseaux nationaux de transport de gaz européens, ont surestimé la demande de gaz dans leurs prévisions 2010-2018. Selon eux, la capacité d’importation de gaz de l’UE est aujourd’hui près de deux fois plus élevée que la consommation de gaz de l’UE. Quel est votre point de vue à ce sujet ?

En France, bien avant la dérégulation du marché, la ligne était de ne pas dépendre trop fortement d’un pays, parce que la France n’avait pas de ressources gazières. Quand j’ai commencé, on ne devait pas dépendre à plus de 15% d’un pays gazier, ce n’était pas écrit mais c’était la règle. Dans les années 1980, le gaz venait surtout de l’URSS et de l’Algérie. La France a toujours eu cette politique qui permettait de ne pas être dépendant. Donc c’est vrai, on a une capacité d’importation bien supérieure à la consommation. La contrepartie, c’est que ça permet de profiter d’opportunités de marché et d’avoir du gaz à très bas prix sur le marché français.

Pour préserver l’environnement, il semble indispensable de se débarrasser des énergies fossiles. Envisagez-vous un jour de mettre la clé sous la porte de l’AFG, quand on arrêtera les énergies fossiles ?

C’est clair qu’un jour on mettra la clé sous la porte du gaz naturel. L’avenir, on le voit avec une substitution du gaz aux autres énergies qui peuvent exister. Par exemple, en remplaçant une chaudière fuel par une chaudière à gaz, on améliore les émissions de CO2, ou les porte-containers qui fonctionnent au GNL par rapport au fioul lourd traditionnel, avec lesquels on améliore les émissions de CO2 et de soufre… C’est une première étape. C’est toujours du gaz, on n’est pas au bout du chemin. Pour aller au bout du chemin, il y a plusieurs solutions. D’abord, contribuer au développement du bio-méthane. Ensuite, il y a la pyro-gazification : comment on transforme des déchets de type palettes de bois en gaz qui peut être ensuite injecté dans le réseau. Il y a aussi l’hydrogène. Enfin, on ne peut pas faire sans le CCS. Et, à la fin, on met la clé sous la porte du gaz naturel.

« L’énergie du gaz, comme le bio-méthane, a les qualités des autres renouvelables, plus une qui le distingue : il s’agit d’une énergie facilement stockable, c’est-à-dire utilisable quand on en a besoin ».

L’énergie du gaz, comme le bio-méthane, a les qualités des autres renouvelables, plus une qui le distingue : il s’agit d’une énergie facilement stockable, c’est-à-dire utilisable quand on en a besoin. Quand la pointe électrique est à 100, celle du gaz est à 150 ; en clair, quand il fait très froid en hiver, on consomme plus d’énergie et le passage de la pointe électrique est devenu un exercice de plus en plus délicat pour les électriciens. Les hivers sont de plus en plus délicats à passer. Cet été, la Californie coupait l’électricité à quelques centaines de milliers de clients pour passer la pointe, car il faisait très chaud, les climatiseurs tournaient à fond… En gaz, cette pointe existe, mais elle est plus facile à gérer et ne demande pas d’investissement conséquent. C’est l’intérêt d’une énergie stockable. La France stocke un quart de sa consommation annuelle, on stocke l’été pour consommer l’hiver. Cette capacité de stockage participe au développement du bio-méthane, car stocker le bio-méthane c’est comme stocker du gaz naturel. On imagine pouvoir stocker l’hydrogène dans les cavités salines, des expérimentations vont être menées.

Vous parlez du CCS, mais cette technologie coûte cher…

De toute façon, pour atteindre la neutralité carbone, on devra mettre en œuvre des solutions très chères. Ça s’appelle l’hydrogène. C’est pour ça qu’il y a besoin de beaucoup de subventions, parce que si on laisse les industriels faire, ils ne vont pas le faire, c’est beaucoup trop loin du marché. Le CCS est certes une technologie très chère, mais a priori elle est moins chère que l’hydrogène vert. C’est ça qui amène Total à travailler à un projet industriel avec Equinor, pour faire du CCS en Mer du Nord. Ces pétro-gaziers pourraient servir de modèle à d’autres.

« Dans le gaz, il faut venir avec une panoplie de solutions ».

Il faut tout faire pour arriver à l’objectif 2050. En gaz, il n’y a pas une solution qui permet d’atteindre l’objectif final, il faut une panoplie de solutions : le bio-méthane, l’hydrogène, le CCS… Ce n’est pas l’un ou l’autre, c’est les trois. Dans le gaz, il faut venir avec une panoplie de solutions.

L’Europe risque de devenir un champ de bataille énergétique entre les États-Unis et la Russie, avec un GNL bon marché en provenance des États-Unis qui concurrencera le gaz russe. Quelle est votre approche de cette situation ?

En tant que président de l’AFG, je n’ai pas à m’immiscer dans les relations commerciales de nos membres. Plus la Russie et plus les Américains cherchent à vendre du gaz à l’Europe, plus ça profite aux Européens, dans le sens où ça fait baisser les prix du gaz proposé aux consommateurs. La France a une position extrêmement favorable puisqu’elle est dotée de trois terminaux méthaniers. Le marché français est extrêmement compétitif, avec le GNL américain, du Qatar, de l’Algérie… Ça nous met dans une situation favorable. Il n’y aucun débat en France pour dire « on va fermer tel terminal GNL », tout le monde a compris qu’il s’agissait d’un fantastique outil pour baisser les prix.

La gaz américain provient de la fracturation hydraulique, interdite en France. N’est-ce pas hypocrite d’importer ce gaz, de le mettre sur le réseau alors que cette pratique est interdite en France ?

On peut avoir ce point de vue, je le comprends. Le gaz de schiste, une fois qu’il est produit, il a la même qualité que le gaz naturel produit dans d’autres conditions. C’est absolument le même produit. Dans ce cas-là, on peut aussi poser la question des électrons qui arrivent à Strasbourg : on ne sait pas s’ils proviennent du renouvelable ou du charbon allemand. Une fois qu’ils sont sur le réseau, ils sont les mêmes. Il ne faut pas se tromper de débat, une fois que le gaz de schiste est produit, c’est le même que l’autre. Le problème qui se pose, c’est d’interdire le gaz de schiste aux USA, alors là, bon courage ! Je peux comprendre que ce soit une préoccupation. Mais ça veut dire qu’à Strasbourg, on interdit aux centrales allemandes de se mettre sur le réseau. Le débat est un débat à avoir aux USA, pas en France.

Vous évoquiez le besoin d’être moins dépendants du gaz russe, mais l’Europe importe massivement son GNL, n’est-ce pas contradictoire ?

Notre dépendance au gaz russe va décroitre sous plusieurs effets. D’abord, la consommation globale de gaz devrait se réduire peu à peu du fait des mesures d’efficacité énergétique. Donc ça diminue la dépendance au gaz russe. Ensuite, vous êtes dépendant d’un pays lorsque vous êtes lié à ce pays par un tuyau terrestre. L’Allemagne qui importe 42% de son gaz par des tuyaux terrestres dépend de la Russie et de l’Ukraine. Mais quand on importe du GNL de Russie, produit par une usine qui appartient en partie à Total, on est certes dépendants, mais pas de la Russie. Si Total ne produit pas de GNL russe, on peut importer du GNL du Qatar, d’Algérie… Le GNL n’accentue pas notre dépendance. Dans le combat sur Nord Stream 2, on voit le gouvernement allemand promettre de construire un terminal GNL pour satisfaire les Américains.

En parlant de GNL russe, selon le réseau ENCO, Yamal LNG « pourrait à la fois causer des ravages dans une région déjà vulnérable au changement climatique et entraîner d’énormes émissions de gaz à effet de serre ». Que leur répondez-vous ?

Je n’ai pas à répondre de la politique de Total. La production d’énergie, ce n’est jamais ni blanc ni noir. Ce que l’on sait très clairement : quand vous substituez du charbon par du gaz, vous allez dans le bon sens, ça ne fait pas débat. Après, spécifiquement sur Yamal, je ne connais pas le sujet, mais je fais confiance à un grand navire comme Total, qui a des engagements RSE, doit publier ses émissions…

Pendant les 100 premiers jours qui ont suivi l’annonce du Green Deal, l’énergie a fait l’objet d’un intense lobbying à Bruxelles, selon le Corporate Europe Observatory. Les principaux membres de la Commission ont rencontré 151 fois des représentants des intérêts des entreprises, mais seulement 29 fois des représentants des intérêts publics. Comment jugez-vous ce déséquilibre ?

Moi je ne suis pas actif à Bruxelles, mais je fais partie des 151 à Paris. J’entends ça, mais aujourd’hui, je pense que les membres de la commission ont plus de moyens de se faire leur opinion. En tant que président de l’AFG, je fais partie des 151 à Paris, mais on agit toujours de manière transparente, on ne se cache pas sous un faux nez, on le fait autant que faire se peut sur la base d’études sérieuses et publiques. 
Prenez le cas de la PPE (Programmation pluriannuelle de l’énergie, document stratégique de pilotage de la transition énergétique en France, ndlr) en France. Il reste des points qui n’ont pas été traités, elle prévoit tant d’électricité en France en 2030, tant de gaz etc… Mais le système ne fonctionne pas comme ça. Il faut qu’on montre où il fait le plus froid, par exemple, il faut de l’énergie pour le chauffage. Les points qui ne sont pas traités ne le sont pas parce qu’ils sont compliqués.
Sur la taxonomie, tout le monde admet que fermer les centrales à charbon ça va dans le bon sens. Mais la Pologne, qui a une forte intensité carbone, s’est insurgée : « si vous ne m’aidez pas  pour fermer les centrales à charbon, ça ne passe pas. » Ça ne plait pas aux écolos, mais on ne peut pas tordre le bras à la mécanique des fluides. Aujourd’hui, la réalité c’est qu’on ne sait pas stocker l’électricité, ou très mal.

L’UE est justement en train de définir les critères d’une taxonomie verte. Qu’est-ce qui fait, d’après vous, qu’une source d’énergie fossile soit labellisée « verte » ?

Le compromis du Parlement européen consiste à dire que le gaz naturel est une énergie fossile et considérée comme une énergie verte pour les pays charbonnier, c’est-à-dire l’Est de l’Europe. Voilà le compromis. Au moins durant un temps de transition, il faut considérer que c’est une énergie verte pour permettre à ces pays de faire des efforts et d’aller dans le bon sens. Il y a pas mal de contradictions en Europe aujourd’hui.

« En tant que gaziers, on sait que le gaz naturel fossile va disparaître. La seule chose qu’on dit aujourd’hui c’est qu’aujourd’hui, il peut servir dans pas mal d’usages ». 

En tant que gaziers, on sait que le gaz naturel fossile va disparaître. La seule chose qu’on dit aujourd’hui c’est qu’aujourd’hui, il peut servir dans pas mal d’usages. 
Après, on fera autre chose, peut-être de l’hydrogène, peut-être de l’électricité… On ne sait pas. On n’est pas arc-boutés sur le gaz naturel, regardez Total qui devient gazier, pétrolier et électrique.

La stratégie de l’UE en matière d’hydrogène est axée sur l’hydrogène vert, ce qui signifie que l’électricité doit provenir de sources renouvelables. Quelle place cela laisse-t-il à l’industrie gazière ?

Nous, quand on parle d’hydrogène, on parle de gaz. Nous, tout ce qui est gazier, on aime bien. C’est clair. L’hydrogène est clairement un point de l’AFG. On est favorables à l’hydrogène renouvelable, parce que consommer de l’hydrogène au Pont de l’Alma (Paris) produit à Fos sur Mer, ça n’a aucun sens parce que vous émettez plus de CO2. On est favorables à l’hydrogène renouvelable car l’hydrogène bleu n’a pas d’intérêt à long terme. Dans les avancées énergétiques, quand vous passez d’un standard à un autre, transformer cet investissement dans l’énergie, si vous avez la technologie qui marche, autant y rester.