Sous les radars

Airfield Schoenhagen near Berlin

A l’ombre de l’aérogare flambant neuf, une dizaine de jets privés stationne sur le tarmac du très chic aéroport de Cannes-Mandelieu. Près de la piste goudronnée, les voiturettes de golfe  distribuent avec précaution les luxueux bagages aux pieds des avions. FalconCessnaBombardier,… ces joujoux à plusieurs millions d’euros sont prêts à décoller d’un moment à l’autre vers la Suisse, l’Angleterre ou l’Allemagne. Quand ils ne viennent pas d’atterrir après un long voyage depuis la Russie ou l’Arabie Saoudite. A leur bord, de riches hommes d’affaires, des stars de cinéma et des jets-setters attendent les berlines qui viendront les cueillir, tout frais, à la descente de l’avion. Bienvenue dans l’univers doré de l’aviation d’affaires, où un Paris – New-York se négocie à 100 000 euros, dans ces salons privés où les stewards soignent le décalage horaire avec du champagne. Loin, très loin du chassé-croisé des vacances et des files d’attente interminables où s’agglutine le commun des voyageurs.

Installé dans son petit bureau, son uniforme bleu barré de l’inscription « douane » dans le dos, Claude* n’est plus impressionné par le défilé des passagers millionnaires. La Croisette, les paillettes, le doux vrombissement des moteurs de jets, font partie de sa routine depuis longtemps. Le 10 juin 2016, comme à l’accoutumée, le quadragénaire expédie les affaires courantes : vérification des plans de vols, identité des propriétaires, préparation des bordereaux de détaxes… Lorsqu’un message d’alerte clignote sur l’ordinateur du service.

« Risque de rapatriement de fortes sommes d’argent en provenance du Gabon par des résidents corses », signale la note de la Direction nationale du renseignement et des enquêtes douanières (DNRED). Dans le viseur des enquêteurs de ce service chargé de lutter contre les réseaux criminels et les mouvements suspects de capitaux : la bande de Michel Tomi, “le parrain des parrains”.  A 69 ans, cette figure redoutée du milieu corse, « a fait fortune dans l’exploitation des jeux (PMU), détaille la DNRED, avant de bâtir un véritable empire en Afrique (Groupe Kabi), qui s’étend de la construction de routes au transport aérien en passant par l’exploitation de boîtes de nuit et de casinos ». A l’approche des élections au Gabon, le patron millionnaire et ses hommes de mains chercheraient à rapatrier des fonds douteux sur l’île de beauté. Dans la tête de Claude et de ses collègues, l’alerte fait tilt : Michel Tomi, “l’Empereur de la Françafrique”, comme l’a baptisé la presse, a ses habitudes à l’aéroport de Cannes. S’il se présentait à nouveau, les douaniers pourraient réaliser un joli coup de filet.

De ceux qui font la Une de la presse, à grands renforts de photos de valises pleines à craquer de drogue ou de billets de banque. Seulement, ces “gros coups” ne sont que très rarement réalisés sur les terminaux d’affaires… “Nous ne sommes pas assez nombreux, les contrôles de ces passagers privilégiés, ce n’est pas la priorité”, confie Nicolas*, en poste à Nice, le 2e aéroport pour l’aviation privée en Europe. “On ne peut que le regretter, car vues les sommes en jeu, c’est un manque à gagner astronomiques pour l’Etat”. Selon les syndicats FO, CGT et SUD, près de 5 000 postes sur 22 500 ont été supprimés chez les douaniers ces dix dernières années, avec un léger ralentissement depuis les attentats de 2015. Terminaux d’affaires et aéroports secondaires seraient en première ligne de ces réductions d’effectifs. Contactée, la direction des Douanes affirme que ce chiffre est « inexact » et que « 1 000 recrutements supplémentaires ont été réalisés en deux ans ».  

A Cannes-Mandelieu, le manque de fonctionnaires est criant. Les trois douaniers en poste (contre 5 en 2012) doivent en priorité assurer un contrôle quotidien des bateaux qui arrivent au port de plaisance, situé à une vingtaine de minutes de l’aéroport. Résultat, le bureau des douanes est vide tous les jours de 10h à 16h. Le « parrain des parrains » ou « le type qui arrive avec des mallettes, il fait ce qu’il veut, résume Claude. Je dirais même que s’il s’intéresse un peu à notre fonctionnement, il sait exactement à quel moment il n’y a personne. »

Une note interne de la direction régionale des douanes confirme ce constat accablant. Daté du 28 mars 2018, ce document, dont l’objet initial est d’évaluer l’impact futur du Brexit, stipule que « l’effectif actuel de trois agents [à Cannes] n’est pas suffisant pour remplir ces missions de service public ». La hiérarchie va plus loin : il ne permet pas de « réaliser le moindre contrôle alors que l’on connaît la sensibilité de la Côte d’Azur pour certains trafics, notamment liés au blanchiment des capitaux ». Sans surprise, Michel Tomi et ses hommes n’ont pas été contrôlés. Et  ils ne seraient pas les seuls à avoir choisi le ciel bleu de la Méditerranée.

Un vide juridique pour “privilégier les riches”

Trop mal lotis pour faire correctement leur travail, les douaniers cannois auraient pu être aidés par la batterie de mesures européennes renforçant les contrôles aux frontières. Et notamment la directive PNR, pour Passenger Name Record (Données des dossiers Passagers). Entrée en vigueur en mai 2018, elle est censée permettre aux Etats membres de repérer les déplacements suspects. Depuis trois mois, les informations personnelles (noms, adresses, coordonnées bancaires, numéros de téléphone, lieux d’arrivées et destinations) collectées par les compagnies aériennes doivent être transmises à l’agence eu-LISA, qui peut les conserver pendant 5 ans. Un fichage de quelques 200 millions de personnes motivé par la lutte contre le terrorisme et la grande criminalité. Seulement… L’aviation d’affaires a été exclue de cette gigantesque collecte de données. Les parlementaires européens ont estimé que les passagers de jets privés – 8% du trafic aérien en Europe –  n’avaient pas besoin de cela, car au-dessus de tous soupçons. Une députée portugaise a bien tenté de déposer un amendement pour les intégrer au dispositif. Il a été rejeté. « Ce vide juridique a clairement été mis en place pour privilégier les plus riches ! » ne décolère pas Ana Gomès. Pour l’élue socialiste, cette décision est un blanc seing pour les criminels en cols blancs : « Les gouvernements savent très bien que c’est un des moyens les plus utilisés pour blanchir de l’argent ».

L’aviation d’affaires est régulièrement dans le collimateur des renseignements. Notamment pour  le transport d’argent liquide. « Le passage de pognon en cash, malgré le monde moderne et les transferts électroniques, ça reste une valeur sûre.Un avion privé, pour ça, c’est bonnard »,confirme un agent de la DNRED. Mais ce n’est pas tout. D’après un rapport d’Europol publié en 2011, elle permet également la circulation illégale de « diamants, bijoux, drogues et armes à feu », et même de migrants, victimes du trafic d’êtres humains. Interrogée par nos soins sept ans plus tard, un porte-parole de la police européenne (Europol) affirme que le phénomène est toujours en augmentation.

L’affaire Air cocaïne » en est la plus célèbre illustration. Plus important trafic de drogue par jets privés jamais révélé en France, il impliquait trois vols en Falcon 50 entre l’Amérique Latine et le territoire français. Avant d’être interrompu le 20 mars 2013 sur le tarmac de l’aéroport de Punta Cana, en République dominicaine. Ce jour-là, les autorités locales saisissent une cargaison de 680 kilos de cocaïne répartis dans 26 valises. Au pied de l’avion, quatre français se voient passer les menottes : les deux pilotes, un businessman et un résident roumain. Une enquête judiciaire est aussitôt ouverte en France.

Celle-ci met au jour le rôle d’une société lyonnaise de location de jets peu scrupuleuse, la SN-THS, la complicité supposée des pilotes et d’un douanier. Et, fait méconnu, l’extrême porosité d’un aéroport « passoire » de la Côte d’Azur, celui de la Môle Saint-Tropez. C’est ici que les trafiquants ont pu opérer en toute tranquillité avant le coup de filet des dominicains.

“Une porte d’entrée de la drogue pour le tout Saint-Tropez.”

Nous sommes le 9 décembre 2012, à midi. Depuis la tour de contrôle, l’agent d’information de vol assiste à un drôle de manège. Alors qu’un Falcon 50 se pose sur la piste déserte,  deux véhicules franchissent la barrière qui sépare la départementale du tarmac préféré de la jet-set. Ils s’arrêtent, les conducteurs échangent quelques mots avec un douanier qui n’a rien à faire là – il dépend du port de Toulon – puis déchargent dix grosses valises de l’avion. Une demi-heure plus tard, bourrés à raz-bord, les voitures quittent l’aérogare sans encombre. Interrogé par les enquêteurs, le douanier complice des trafiquants confiera que La Môle est « une porte d’entrée de la drogue pourtout Saint-Tropez » et que sa présence n’y a rien changé puisqu’« il y a trop peu de contrôle de sécurité dans cet aéroport ». 

Cinq ans après, à La Môle, les leçons n’auraient pas été tirées : « Il n’y a jamais personne, assure Claude. Ce sont les collègues de Toulon ou de Fréjus qui doivent monter, mais il faut qu’ils aient le temps ». La direction des douanes assure pourtant que les vols hors Union européenne y sont « systématiquement » contrôlés. Mais il suffit de faire escale dans un pays membre – les autorités ne voit que la dernière destination- pour échapper aux douaniers. Ce fut le cas dans l’affaire Air Cocaïne : le Falcon en provenance de Punta Cana avait fait une halte à Santa-Maria, une île portugaise des Açores.

A Saint-Tropez, comme à Béziers, Dinard, en passant par le Bourget ou Nice, le manque d’effectifs est devenu un obstacle majeur au contrôle des personnes et des marchandises. Mais ce n’est pas le seul auxquels les agents des terminaux d’affaires doivent faire face. Passe-droits et contacts hauts placés peuvent également s’avérer difficiles à surmonter.

Passe-droits et privilèges

Dans l’univers feutré de l’aviation privée, personne n’est sommé de vider sa bouteille d’eau avant le passage aux rayons X. Ou sa Rolex lorsqu’elle active le détecteur de métaux. « Quand vous demandez à un Russe d’enlever sa montre parce qu’elle sonne, et qu’il vous dit : ‘Non je ne l’enlève pas car elle coûte 150 000 euros’. Vous pouvez toujours insister mais c’est peine perdue », raconte Sylvie, agent de sécurité à Nice depuis près de cinq ans.

Et la qualité des passagers ne protège pas de la fraude. Des anecdotes qui impliquent de riches voyageurs cherchant à passer avec de la marchandise non-déclarée, le petit personnel aéroportuaire en a revendre. Comme cet Américain voyageant avec une espèce protégée de corail qui, par un simple coup de fil bien placé, a pu monter dans son jet avec son précieux bien. Ou ce passager Russe ayant dissimulé plusieurs boîtes de caviar hors de prix dans ses bagages à mains. Le temps de sortir son téléphone, l’or noir était déjà dans son Falcon. Même traitement pour ce businessman qui n’a pas eu à débourser un centime alors qu’il ramenait en Russie des bijoux achetés chez un grand joaillier niçois. «Quand vous avez des cailloux à plusieurs millions d’euros, prélever une TVA à 20% ce n’est pas rien pour l’Etat », souligne un agent. Le plus gros des fraudes sur ces terminaux VIP reste néanmoins le passage d’argent liquide non-déclaré. « Certains passagers ont du mal avec les cartes bancaires », ironise un agent du Bourget. Et celui-ci de citer en exemple l’arrestation de Zyad Takkiedine à la descente d’un avion privé. Mis en cause dans l’affaire du financement libyen de la campagne de Nicolas Sarkozy, le sulfureux homme d’affaires libanais s’était fait cueillir le 5 mars 2011 à la descente du jet avec 1,5 millions d’euros en petites coupures. A l’époque, « tous les vols en provenance de Libye faisait l’objet d’une attention particulière »,  selon une source proche des services de renseignement.   

Certains VIP ont le bras si long qu’ils n’ont même pas besoin d’ouvrir leurs valises ! « Quand l’émir du Qatar arrive avec son escorte et ses 2000 bagages, on ne fait pas de contrôle, raconte Xavier*, agent de sûreté au terminal d’affaires de Nice. Il y a 45 personnes sur le tarmac, 25 voitures, des grosses mercedes et des fourgons. On a rien vu, c’est tout. » Un douanier du Bourget, quant à lui, a dû fermer les yeux il y a quelques mois alors qu’un prince qatari a débarqué avec une Lamborghini à 2,5 millions d’euros pour laquelle il ne voulait pas payer de taxes. L’agent s’est fait souffler dans les bronches parce qu’il a eu l’audace de vouloir appliquer la procédure à ce fan de grosses cylindrées. Un coup de fil à la hiérarchie, quelques heures d’attente et c’était plié : « Ca c’est terminé par un permis d’enlever. Mais pour le commun des mortels ça ne marche pas comme ça… »   

Il arrive aussi que les bagages de certaines personnalités sont chargés directement en soute par le petit personnel, sans passer par la case contrôle. Dans ces cas-là, les douaniers se contentent de valider le bordereau de détaxe en pariant sur la bonne foi des passagers. « Légalement on pourrait faire descendre la marchandise et la vérifier, explique un fonctionnaire niçois familier de cette pratique. Mais le ministère des Affaires étrangères nous tomberait dessus ». A l’écouter, le Quai d’Orsay, grand chambellan des immunités diplomatiques, serait le portier de ces aéroports de luxe. C’est lui, en effet, qui signale aux autorités quelle personnalité peut bénéficier du « protocole ».

Réservé aux chefs d’Etat et de gouvernements, aux diplomates, aux ministres des Affaires étrangères ainsi qu’à leurs conjoints et enfants lorsqu’ils voyagent ensemble, ce privilège est censé servir à l’accomplissement de leurs missions. Or, il semblerait que le ministère ait « une vision un peu large du règlement », dénoncent les agents de la Côte d’Azur, destinataires, en cette période estivale, d’une dizaine de ces « signalements » par jour. Nous avons pu en consulter certains reçus récemment. Aucun d’entre eux ne concernent des représentants étatiques. 

Le 10 juillet dernier, les douanes, la police aux frontières et la préfecture des Alpes-Maritimes  reçoivent un courriel intitulé « visite de personnalité ». Il est signé par un responsable de la Cellule visites privées de la sous-Direction du Cérémonial, service du ProtocoleCe discret service du ministère – il n’a aucune existence sur internet – est notamment chargé de gérer les déplacements de personnalités étrangères « en vacances ». L’expéditeur, un jeune agent administratif, exige que le « protocole soit saisi » pour l’arrivée le lendemain, à 12h55, de Sheikha Maha, « l’épouse du frère de l’Emir du Qatar ». Son mari, Joan bin Hamad Al Thani, longtemps pressenti pour prendre la tête du PSG, est aujourd’hui président du comité olympique du Qatar. Certes, il est membre de la famille régnante, mais en aucun cas chef d’Etat. Après vérification, il n’a même pas de fonction officielle au sein du gouvernement qatari. “Quand on reçoit un email comme celui-ci, on ne contrôle rien, on laisse passer, commente un fonctionnaire. On n’a aucune envie de subir les retombées”. Contacté, le Quai d’Orsay assure que ce type de signalement n’accorde pas une « dispense de contrôle »   mais, dans certains cas, « une facilitation de passage ». A quel titre ? On l’ignore, ce dernier refusant de commenter.

Trois jours plus tard, un autre signalement est envoyé. Cette fois, il concerne la “Princesse Hussa Bint Mishal bin Abdulaziz Al Saoud” qui doit atterrir à Nice le 16 juillet. Le courriel la présente comme une membre « de la famille du roi d’Arabie saoudite ». Or, selon nos informations, la « princesse » n’est que la fille d’un ancien ministre de la Défense saoudien décédé l’année dernière. Pas de quoi justifier le recours au protocole ? La cellule « visite privée » du Quai d’Orsay réclame tout de même que ses véhicules puissent accéder à la piste d’atterrissage et qu’un badge soit délivré à la personne chargée d’accueillir la riche saoudienne à la descente de l’avion. Sollicité, le ministère des Affaires étrangères s’est refusé a commenté l’ensemble des emails en notre possession.

Le 12 juillet, la diplomatie française a octroyé un traitement de faveurs à Shaikha Noor Al Khalifa, la petite-fille du premier ministre du Bahrein. Patronne d’une marque de vêtements féminin, la jeune femme n’a aucune fonction gouvernementale. Pourtant, le lendemain, les voitures venant récupérer la cheffe d’entreprise et ses bagages ont obtenu un « accès sur piste ».

Sur la Côte d’Azur, la politique du passe-droits ne date pas d’hier. En juillet 2015 déjà, un commandant de gendarmerie alertait par courrier sa hiérarchie sur des exemptions qui, « dans le contexte de menace terroriste », étaient « très fréquentes » à l’aéroport de Nice. Les principales nationalités à bénéficier de ces largesses, selon les informations de Nice-matin : l’Arabie Saoudite, le Bahrein et le Qatar.

Ces privilèges ne sont pas que l’apanage des dignitaires émiratis. Comme en attestent les faveurs accordées à Marina Berlusconi. Présentée comme la « présidente de la société Mondadori », la fille ainée de l’ancien président du conseil italien, venue profiter de sa villa de l’arrière-pays niçois, à Chateauneuf-de-Grasse, a atterri le 8 juillet. Un mois plus tôt, le 19 juin, la bien-nommée “sous-direction des Privilèges et immunités diplomatiques et consulaires”, une entité distincte de la cellule visite privée, a préparé le terrain. Elle a transmis aux agents niçois une demande d’autorisation pour que « quatre officiers chargés de [sa] sécurité » débarquent avec leurs armes à la ceinture. Problème, « le transport d’armes est très réglementé, comme le décrypte un douanier remonté. On doit contrôler leurs conditionnements, les permis... Mais là, nous n’avons pas bougé ». Ce document « n’exempte pas d’un contrôle », insiste-t-on au Quai d’Orsay. Dans ce cas, pourquoi prendre la peine d’envoyer ce signalement ? « Le détail des mesures de sécurité ne peut pas être communiqué », répond le MAE. Circulez… Le douanier niçois, lui, n’en démord pas : « Marina Berlusconi n’est pas en mission diplomatiques et son père n’est plus rien, elle devrait être traitée comme n’importe quelle passagère ». Avant de conclure dans un soupir : « Mais non, comme on est entre grands de ce monde, on a tous les droits ».


Cette enquête a été publiée dans les pages de notre média partenaire, Le Journal du Dimanche.