Frans Timmermans, vice-président de la Commission européenne : “Sans réduction des pesticides, nous aurons une crise alimentaire en Europe”

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Le règlement sur l’utilisation durable des pesticides, sera le premier acte législatif européen obligeant les agriculteurs.trices à réduire leur utilisation de produits chimiques. Il est considéré par beaucoup comme une étape cruciale dans la lutte contre la crise climatique mondiale, à laquelle l’Europe contribue largement.

Mais les groupes agro-industriels et plusieurs États membres s’y opposent farouchement et font pression sur les fonctionnaires pour qu’ils et elles édulcorent les propositions. La guerre en cours en Ukraine a alimenté les craintes d’une crise alimentaire, ce qui a poussé plusieurs gouvernements et parlementaires à rejoindre l’opposition au texte.

Dans un entretien exclusif accordé à Investigate Europe, Frans Timmermans, vice-président de la Commission européenne et responsable du Pacte vert, explique pourquoi la législation est essentielle pour garantir la sécurité alimentaire à long terme et pourquoi elle ne doit pas être sacrifiée sur l’autel des gains à court terme.

Le règlement tant attendu sur les pesticides sera présenté demain. Êtes-vous inquiet de ce qu’il adviendra de la stratégie européenne du verdissement de l’agriculture ?

Nous connaissons une période très difficile à cause de la guerre en Ukraine. Cette situation pose d’énormes risques pour la sécurité alimentaire dans certaines régions d’Afrique et du Moyen-Orient. Mais utiliser ce contexte comme prétexte pour ne pas mener à terme la réforme « Farm to Fork » (de la ferme à la fourchette), ce serait mettre en danger la santé et la survie à long terme de notre agriculture, et ce pour des considérations à très court terme.

Selon vous, c’est donc le moment idoine pour fixer des objectifs de réduction des pesticides et des engrais, et obliger les agriculteurs.trices à changer leurs habitudes ?

Il n’est pas question de les y obliger. Ni demain, ni cette année, ni l’année prochaine. Nous nous engageons dans un horizon de 2030, 2040 voire 2050. Et si nous ne défendons pas cet objectif  maintenant, quel sera leur modèle économique demain ? Pourront-ils et elles continuer à utiliser les pesticides aux mêmes niveaux qu’aujourd’hui ? Nous ne pouvons pas nous permettre de remettre la réforme à plus tard. Nous devons prendre des mesures pour faire face aux problèmes réels et urgents des agriculteurs et agricultrices. Mais les mesures que nous prenons ne doivent pas non plus remettre en question notre objectif à long terme d’un secteur agricole en bonne santé.

Vous savez, je suis là depuis 30 ans. Chaque fois que nous proposons une réforme dans le secteur agricole, nous obtenons la même réaction :  » reportez les choses, mettez en place des dérogations, mettez cela en application ailleurs »… En attendant, 70 % des sols de l’UE sont aujourd’hui en mauvaise état, et 80 % de ces surfaces sont des terres agricoles ou des prairies. Ce sont des faits scientifiques. Nous perdons les pollinisateurs à un rythme effréné, et cela constitue une menace plus importante que le conflit en Ukraine pour notre sécurité alimentaire à long terme. En effet, 75 % des cultures vivrières mondiales dépendent de la pollinisation animale. En Europe, 5 milliards d’euros par an dépendent directement de la pollinisation animale. Alors, s’il vous plait, décorrélons la crise actuelle de la nécessaire adaptation du secteur agricole, qui est cruciale. 

Le règlement proposera une réduction de 50 % de l’utilisation des pesticides en Europe d’ici 2030 et introduira des objectifs de réduction nationaux très contraignants. C’est la première fois que des objectifs obligatoires seront introduits en matière de réduction des pesticides. Pourquoi faut-il en arriver là ?

Nous devons passer par des objectifs contraignants tout simplement parce que nous avons essayé auparavant de convaincre sans y avoir recours, et que ça ne nous a mené.e.s nulle part. La contrainte ne peut être ignorée par l’industrie et le secteur agricole. Et d’ailleurs, nos citoyen.ne.s nous poussent à le faire. On a plus conscience qu’avant de la menace directe que constitue l’écocide pour nos sociétés.

La nouvelle règlementation européenne imposera aux États membres de réduire de moitié leur utilisation de pesticides d’ici 2030. Credit: Alexia Barakou

Sous prétexte « d’état d’urgence de guerre », la direction générale de l’Agriculture de la Commission est sur le point d’autoriser l’implantation d’activités agricoles dans les « surfaces d’intérêt écologiques », en donnant le feu vert à l’utilisation de pesticides et sans obligation de rotation des cultures. Cela ne vient-il pas contredire cette volonté de lutter contre les écocides ?

Toute dérogation, tout écart par rapport à une politique à long terme ne doit répondre qu’aux préoccupations et aux urgences immédiates. Pour agir correctement, il convient d’établir d’abord les bons diagnostics.

Le problème est d’ordre logistique : il est impossible actuellement d’acheminer les céréales et le maïs d’Ukraine et de Russie vers l’Afrique et le Moyen-Orient. C’est donc là que nous devons concentrer nos efforts. Ce plan récent consiste à construire des silos pour faciliter le déblocage des céréales. Pour ce faire, nous devons utiliser des instruments internationaux, comme le Programme alimentaire mondial, pour obtenir suffisamment d’argent et de projets pour venir en aide à l’Afrique. C’est notre urgence immédiate.

Personnellement, je considère que cela n’a pas de sens d’utiliser les zones protégées pour produire encore plus de matières premières. D’ailleurs, l’un des effets de cette crise énergétique, qui a fait grimper les prix des engrais de façon exponentielle, me donne raison : l’agriculture biologique est devenue plus rentable que l’agriculture traditionnelle car sans recours aux engrais, elle n’est pas dépendante du gaz russe ! 

Vous êtes confronté.e.s à une forte opposition de la part de l’industrie agro-alimentaire. Comment répondez-vous à ces préoccupations ?

La question cruciale, c’est de savoir comment impliquer l’ensemble de la société dans ce débat. Si nous gardions la discussion au sein d’un même groupe de personnes qui ont des intérêts très clairs, alors bien sûr le débat est différent.

Je pense que nous sommes à la veille d’un changement. La politique agricole commune a été, ces 30 ou 40 dernières années, discutée dans un petit cercle de personnes initiées. Et maintenant, les citoyen.ne.s se réveillent, au vu de la crise climatique. Nous devons prouver à la communauté agricole qu’elle peut en tirer profit. 

Les jeunes agriculteurs.trices l’ont compris, vraiment. La communauté agricole n’est pas monolith que sur cette question. Alors bien sûr, quand l’industrie agro-alimentaire se mobilise, nous avons droit à un débat très conflictuel. Pour ma part, je n’ai jamais attaqué qui que ce soit au Copa-Cogeca [le lobby des agriculteurs à Bruxelles, ndlr], mais sa présidente se fait un devoir de m’attaquer personnellement. Pourquoi ce niveau d’agressivité à mon égard ? Est-ce parce que j’ai raison ? 

Certains États membres affirment que si l’Europe introduit des règles plus strictes, les mêmes règles devraient s’appliquer aux pays tiers. Considérez-vous qu’il s’agit d’une demande légitime ?    

Oui, je le pense. Si nous mettons en place des normes drastiques sur la manière dont sont produits les produits agricoles en Europe, alors les agriculteurs et agricultrices sont en droit en retour de ne pas subir une concurrence déloyale. Cela dit, nous devons également veiller à ne pas pénaliser les producteur.trices des pays les plus pauvres de la planète. 

La Commission européenne consacre un budget ridicule aux programmes de soutien au changement du modèle agricole traditionnel. Pourquoi cela ?

C’est comme si on essayait de faire changer de cap le plus gros pétrolier qui existe. Cela prend du temps. La seule chose à laquelle je dois porter attention immédiatement, c’est d’éviter que nous reprenions l’ancien cap, même si tout n’est pas parfait. Votre remarque est très juste. Si vous prenez le budget total de la Politique agricole commune et que vous regardez ensuite ce qui est dépensé pour réorienter l’agriculture dans la bonne direction, c’est une portion congrue. Il faut changer cela. 

Mais changer de cap a un effet immédiat sur de très nombreux agriculteurs et agricultrices de l’Union européenne. Or, il faut d’abord les faire monter à bord avec nous. Ils et elles sont inquiet.e.s que nos réformes menacent leur gagne-pain, quant à moi je suis profondément convaincu que si nous ne mettons pas en place cette politique, dans 10 ou 15 ans, le problème de la biodiversité sera si grave que l’agriculture ne sera plus viable en Europe. Et qu’à ce moment là nous ferons face à une véritable crise alimentaire en Europe.

Le Danemark a taxé les pesticides en fonction de leur toxicité, ce qui a entraîné une diminution de l’utilisation des plus dangereux. Cela pourrait-il être mis en place partout en Europe ?

C’est une idée intéressante. Mais nous devons tenir compte des différences entre les États membres. Ce qui fonctionne au Danemark ne fonctionnera pas nécessairement en Italie ou en Espagne. Je suis donc un peu prudent, mais toute bonne idée est bonne à prendre.

La proposition de réforme des pesticides n’est que le début des négociations avec les États membres et le Parlement. Êtes-vous prêt.e.s à vous battre ?

Je suis absolument sûr que nous avons la majorité de nos citoyen.ne.s derrière nous. Les dirigeant.e.s politiques européen.ne.s hésitent à s’engager dans ce débat, car ils et elles savent qu’en étant perçu.e.s comme menaçant les agriculteurs.trices, il serait très facile de perdre des électeurs.trices. Je veux aider les agriculteurs.trices, mais je veux les aider de manière durable, sur dix ou vingt ans, pas seulement leur venir en l’aide du jour au demain. Et pour cela, nous devons devenir durables ensemble.

La nouvelle série d’enquêtes d’Investigate Europe, « La mort silencieuse : Le problème enraciné des pesticides en Europe, la crise de la biodiversité », sera diffusée chez nos médias partenaires  le vendredi 24 juin.