Quand une chaîne d’EHPAD européenne fait de l’évasion fiscale

Notre dernière enquête sur les EHPAD privés en Europe révèle un système qui a court à travers tout le continent : les maisons de retraite souffrent en général d’un problème de sous effectifs et de manques de moyens. De plus, une part grandissante d’argent public versé pour la santé des patient.e.s retombe dans la poche des multinationales, dont le seul intérêt est de faire fructifier leur business. En transférant leurs bénéfices dans des paradis fiscaux, des investisseurs.euses mystérieux.euses mettent la main sur de plus en plus de parts, valorisées grâce à l’argent public, tout en échappant à l’impôt.

Domus Vi is the third-largest operator in Europe, with 355 residences and more than 33,000 beds. What looks like one single corporation is, in reality, a cascade of companies located in France, Spain, Portugal, Ireland, the Netherlands and Latin America. They are owned by other companies in Luxembourg, which in turn can be traced to a financial fund on the Channel island of Jersey. Lord Davies of Abersoch, a former minister of state in the last British Labour government is chairman of Intermediate Capital Group (ICG) plc, a “global alternative asset manager in private debt, credit and equity”, which manages the fund (whose ultimate beneficial owners are not known) that owns 55.5 per cent of Domus Vi.

Mais c’est juste le début. La société se développe à un rythme effréné. Selon les personnes que nous avons interrogées, le prix de cette expansion, ce sont souvent les infirmièr.e.s qui le paient, ou les résident.e.s qui vivent dans ces maisons de retraites. 
 
Début juillet, Domus Vi a augmenté son capital de 333 millions d’euros. Elle a fusionné trois sociétés qu’elle possédait en France et a versé aux actionnaires des dividendes augmentées de 316% sur trois ans. Un nouveau fond, Mérieux Equity Partners, a acheté des parts dans le réseau des maisons de retraites. À quelle hauteur ? Nul.le ne le sait.

En l’espace de quatre ans, c’est la troisième fois qu’un fond d’investissement entre au capital de Domus Vi. En juillet 2017, c’était le fond ICG basé à Jersey qui l’avait racheté à un autre fond de placement, PAI Partners. Trois ans avant de le revendre, PAI avait lui même payé 639 millions d’euros pour Domus Vi. En trois ans, la valeur de la société a été multipliée par quatre : ICG avait versé 2,4 milliards d’euros à PAI pour le rachat.

Domus VI, comme l’explique PAI Parners, était un « rachat par effet de levier » (LBO dans le jargon). Cela signifie que l’acheteur n’investit pas son propre argent dans la transaction. L’achat est fait avec une grande partie d’emprunts. Les actifs de l’entreprise rachetée sont souvent utilisés comme garantie pour les prêts. Pour le dire simplement : quand ICG a acheté Domus VI, le fond a emprunté de l’argent et a apporté comme garantie à la banque, les bâtiments des EHPAD.

Ce que montre cet exemple, en plus de la prise de valeur exponentielle de la société, c’est combien ces fonds passent très vite d’une main à une autre, dans un secteur où les décisions de gestions peuvent avoir un lourd impact social.

Regardons à présent comment fonctionne le déplacement des profits dans les paradis fiscaux. Au Portugal, Domus Vi gère trois maisons de retraite, à Porto, à Aveiro et à Viana do Castelo. C’est simple, en apparence. Mais la société espagnole Geriavi, qui possède les activités au Portugal, est liée au fond de Jersey grâce à 11 filiales. Voilà un très joli montage financier, de la dentelle. Notre partenaire InfoLibre révèle les contours d’un secteur qui masque ses profits, fait peser le poids de la dette sur de vraies entreprises (qui gèrent de vraies maisons), et se nourrit sur les intérêts de ces prêts contractés par les sociétés à l’intérieur du même groupe, tout évitant de payer des taxes.

En 2020, Geriavi a signé pour 503 millions d’euros de dettes avec la société française qui est sa seule actionnaire (Domus Vi SAS). Les intérêts se montaient déjà à 55 millions d’euros, en plus du remboursement de 143 millions d’euros de capital. Geriavi a utilisé l’argent emprunté pour Domus Vi pour acheter des maisons de retraite en Espagne et au Portugal. En ramenant l’argent en France, avec des intérêts, elle transfère une grande partie de ses profits à Domus Vi SAS.

En France, une autre société, Kervita, a également émis des obligations convertibles d’une valeur de 640 millions d’euros. Mais qui a pu acheter pareille dette ? Deux autres sociétés du même groupe, basés cette fois au Luxembourg. Topvita Investment Sàrl en a acheté 535,8 millions, avec un taux d’intérêt de 9,2%, et Topvita Financing Sàrl a acheté le reste, 104,7 millions d’euros, avec un taux d’intérêt de 11%.

Les normes comptables internationales utilisées par les auditeurs sont strictes : s’agissant de transactions entre plusieurs sociétés appartenant au même groupe, les taux d’intérêt pratiqués devraient être au prix du marché. Ce qui correspondrait à une obligation similaire majorée de deux pour cent, à savoir un taux d’intérêt situé entre 3,5 et 4%. Dans les opérations européennes, on peut accepter des taux de 5% maximum, bien qu’ils dépassent de beaucoup les taux usuels. Il n’existe aucune raison qui imposerait des taux de 9,2 ou 11%. Acheter de la dette à ces taux là, ne pourrait paraître logique que dans le cas où le défaut de paiement serait quasi assuré. En gros, le taux d’intérêt d’une affaire « pourrie ». En toute logique, ICG ne ferait pas émettre pareille dette à l’une de ses sociétés, Kervita, à des taux d’intérêt à deux fois le prix du marché, auprès de deux autres sociétés du même groupe (Topvita) : se serait s’auto arnaquer.


Manifestation d’employé.e.s devant le siège social de Domus Vi à Vigo, Espagne, Novembre 2019

La logique derrière cette opération dépasse l’entendement : faire payer 11% de taux d’intérêt à Kervita, c’est faire perdre de l’argent à la société, à l’intérieur du groupe. En d’autres mots, cela transfère les profits tirés de la gestion des EHPAD au Luxembourg, via le remboursement des intérêts sur l’emprunt.

La SAS Kervita est la société qui consolide les résultats de plus de 200 filiales en France, en Espagne et au Portugal. Cela signifie que toutes les sociétés du groupe sont taxées en tant qu’ensemble, ainsi les profits de certaines sociétés sont avalés par les pertes des autres, ce qui réduit la feuille d’impôts. Toutes les sociétés ont leur propres comptabilité, mais la seule sur laquelle se base la taxe sur les sociétés, c’est la société mère, qui consolide tous les comptes. En 2019, Kervita SAS a économisé 22 millions d’euros d’impôts grâce à ce système. Tout cela est parfaitement légal, et la régulation est identique dans tous les pays d’Europe. Mais en réalité, cela profite aux multinationales qui possèdent de multiples filiales, car il est plus sûr que l’une d’entre elle génère des pertes.

Comme Kervita est la société qui devrait payer des impôts pour le groupe entier, le fait qu’ICG lui impose des taux d’intérêt aussi exhorbitants justifie le fait qu’elle déclare des pertes. En 2018, Kervita déclarait un bilan financier négatif de 82,6 millions d’euros et en 2019, de 70,3 millions d’euros. Au total, 152,9 millions d’euros ont été utilisés pour rembourser les taux d’intérêt à Topvita Investment Sàrl et Topvita Financing Sàrl.

Seulement, les profits ne stagnent pas dans les caisses des sociétés Topvita, malgré le régime fiscal avantageux du Luxembourg. Le jour même où elle rachetait les 535,8 millions d’euros de dettes à Kervita, le 27 juillet 2007, Topvita Investment Sàrl a contracté un prêt de 600,8 millions d’euros. Avec des intérêts de 9,2% à verser à ses créditeurs, une dette qui a été approuvée par les sept sociétés actionnaires directes ou indirectes de Topvita Investment. Le principal produit utilisé pour la transaction étaient les CPEC, les actions privilégiées convertibles, qui échappent à l’impôt au Luxembourg. Topvita Financing a également émis des titres de dettes d’une valeur de 103,7 millions d’euros, qui lui ont coûtés également 11% de taux d’intérêt qu’elle a facturé à Kervita. Cette dette à aussi été achetée par les actionnaires, qui sont les mêmes que pour Topvita Investment.

De cette façon, l’argent qui avait commencé son voyage dans des EHPAD du Portugal, d’Espagne ou de France, produit par les mensualités payées par les familles des résident.e.s., a transité dans les différentes strates de la structure de l’entreprise, avant de rejoindre la société mère, créée par ICG sur l’île de Jersey.

Nous avons contacté plusieurs fois la société Domus Vi ces dernières semaines (en Espagne et à son siège social en France) pour obtenir un droit de réponse. Sans succès.

Représailles contre le personnel en Galice

Les grosses multinationales qui ont des filiales en Europe ne semblent pas nourrir de cordiales relations avec leurs salarié.e.s ou les syndicats qui les représentent. Domus Vi ne fait pas exception à la règle.

Maribel Barreiro, 54 ans, a allumé son ordinateur pour nous parler. Elle est assise, sa jambe droite étendue sur une chaise, emprisonnée dans une attelle. Elle s’est rompu un ligament en juin, en faisant une mauvaise chute sur le sol humide du vestiaire de la maison de retraite dans laquelle elle travaille, à Vigo, en Espagne. « Maintenant je passe mes journées chez moi, incapable de plier ma jambe », explique-t-elle.

Son accident, selon elle, n’était pas du tout un incident normal, qui peut se produire lors de n’importe quelle journée de travail. Il résulte d’une mise en danger délibérée. Maribel Barreiro était secrétaire de direction, quand la maison de retraite était publique. Elle a toujours été déléguée du personnel. Quand Domus Vi a obtenu la gestion de l’établissement des mains du gouvernement galicien (la chaîne détient 31 autres maisons de retraites dans la province autonome, et 140 dans toute l’Espagne), elle fut rétrogradée. « La direction m’a collée au magasin, à décharger des cartons que je ne peux pas porter. Mon dos en a pâti et j’ai du me mettre en arrêt et faire de la rééducation ».

Mais la quinquagénaire ne s’est pas laissée faire. Avec sa collègue Sonia Jalda, infirmière dans le même établissement, elle ont créé TREGA, la première association espagnole d’employé.e.s d’EHPAD. Sonia Jalda a du faire face à un autre type de maltraitance. « La première chose que Domus Vi a fait après avoir pris les rênes, c’est de nous convoquer en réunion », dit-elle. « À ce moment là, ils étaient habitués à faire face à notre syndicat, nous faisions bloc. Ils m’ont proposé de travailler du lundi au vendredi, tous les matins, m’ont demandé combien je souhaiterais être payée. Ils se sont trompés de personne ».


Manifestation de salariées de Domus Vi à Vigo, en 2019. Sonia Jalda est devant à gauche et Maribel Barreiro est à sa gauche.

Sonia Jalda nous a également raconté un autre épisode, qui l’a poussé à quitter la société. C’était il y a huit ans. “Je m’étais brûlé les mains avec un produit chimique pu qui aurait du être dilué dans 100 litres d’eau », décrit-elle. « J’ai été en arrêt pendant un an et quand j’ai demandé à la commission médicale de me laisser reprendre, ils ont refusé. C’était en 2013. Aujourd’hui encore, ils n’ont pas payé mes indemnités journalières ».

Aujourd’hui, Sonia Jalda est en retraite invalidité, mais enseigne à l’université publique de Pontevedra. « C’est dur de me retrouver à la retraite », dit-elle « j’aime tant mon métier ».

Ces différents accidents du travail peuvent nous permettre à mieux cerner le problème. Ces multinationales d’EHPAD réduisent les coûts pour faire plus de profit. Un étude du think tank indépendant CHPI, en Grande-Bretagne, a estimé que les EHPAD privés généraient plus de 1 milliard d’euros par an, environ 10% du chiffre d’affaire. L’auteur de cette étude, Vivek Kotecha, a expliqué à Investigate Europe qu’une fois la rentabilité atteinte, le secteur des EHPAD n’est pas propice aux gros bénéfices. « c’est un type d’investissement stable, avec peu de risques et donc peu de rendement ».

Selon lui, ces marges de profits « ne sont pas raisonnables, étant donné le risque que cela impose aux infrastructures. [Ces sociétés] semblent générer des profits bien trop importants, pour une une industrie reposant presqu’exclusivement sur la force de travail. »

Autre chose : pour les multinationales, les subventions publiques sont également une source de revenus très fiable, une ceinture de sécurité dont les autres secteurs ne bénéficient pas pour leurs investisseurs.euses. Selon l’OCDE, les États européens ainsi que le Royaume-Uni, la Norvège et la Suisse leur servent 60 milliards d’euros par an. Un chiffre qui a tendance a augmenter avec les années. « La population européenne vieillit rapidement, et c’est ce qui fait grossir le marché des EHPAD », a expliqué Knight Frank, conseiller en gestion, qui espère que rien ne viendra troubler la fête. Selon les estimations de la Commission européenne, les soins de longues durées en Europe vont représenter 3,9% du PIB en 2070 (contre 1,7% aujourd’hui). Ce marché semble donc totalement protégé des crises économiques, explique Matthias Gruß, expert à Verdi, le syndicat allemand. « C’est un investissement extrêmement attractif pour les investisseurs.euses car il bénéficie de versements assurés et sur le long terme ».

Des éléments criants qui ne pouvaient nous laisser indifférent.e.s.

La première version de cet article a été publiée dans les pages de Público, notre média partenaire au Portugal.