Pierre Sellal, ancien représentant permanent de la France auprès de l’Union européenne : « Si vous obligez les délégations à consigner leurs positions, vous ne pouvez pas parvenir à ce résultat ».

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Quelle est votre position sur la question de la transparence ?

Sur la très longue période que j’ai passée à Bruxelles, j’ai constaté une montée en puissance du thème de la transparence, alors que ce concept était totalement inexistant au début des années 80. Il était même considéré – pas forcément à tort – que, par essence, l’exercice diplomatique de la négociation européenne ne pouvait être mélangé avec une discussion sur la place publique, avec une transparence complète des travaux et des négociations. L’essence d’une décision européenne réside dans le fait qu’elle repose sur un compromis. Ma position personnelle, c’est que l’enjeu démocratique consiste à faire en sorte que les décisions européennes soient comprises et acceptées, par les citoyens, les entreprises et tous ceux qui en sont les destinataires. En revanche, je suis réservé et sceptique sur la transparence de la discussion elle-même. L’important c’est que les opinions, les citoyens sachent ce que le gouvernement avait pour mission de défendre et comprennent quelle est la décision finale.

C’est à dire ?

Je veux surtout insister sur mon expérience de président de différents Coreper (le Comité des représentants permanents, chargé de préparer les travaux du Conseil de l’Union européenne et composé des représentants des pays membres de l’UE ayant rang d’ambassadeurs, ndlr).Quand Emily O’Reilly (Médiatrice européenne, elle enquête sur des cas de mauvaise administration au sein des institutions et des organes de l’Union européenne, ndlr) dit qu’il faudrait que les positions des États membres dans les organes préparatoires soient dûment consignés, ça m’interpelle car l’objectif d’un président de groupe, d’un président de Coreper et d’un président de Conseil, c’est de ne pas obliger les délégations à se positionner. Lorsque vous présidez le Conseil, vous devez constater à un moment donné qu’un consensus peut émerger. Il ne faut surtout pas demander à chacune des délégations de consigner strictement sa position. Si vous le faites, vous êtes mort. Chaque délégation aura concilié par écrit sa position, elle ne pourra plus s’en écarter. Tout l’objectif de la présidence, toute la technique diplomatique qui caractérise très fortement la manière de travailler au niveau du Conseil européen, consiste à faire en sorte que les positions ne soient pas figées par une identification nationale trop forte. Si vous obligez les délégations à consigner leurs positions, vous ne pouvez pas parvenir à ce résultat.

Parce que nationalement elles ne pourraient pas tenir le fait d’avoir accepté un compromis ?

Exactement. Il leur sera reproché d’avoir cédé. Par ailleurs, j’ai expérimenté cette introduction progressive des idées de transparence dans les travaux du Conseil. J’en ai surtout constaté l’échec. À chaque fois qu’on a introduit une transparence dans tel ou tel segment des travaux du Conseil, cela a signifié que les négociations véritables étaient portées ailleurs. Le meilleur exemple a été cette introduction obligatoire il y a une quinzaine d’années de rendre publique la partie législative des travaux du Conseil. Quel a été le résultat ? L’ordre du jour du Conseil était composé de points ne donnant pas lieu à négociations. Soit la discussion avait lieu au niveau des représentants permanents avant le Conseil. Soit lorsqu’on souhaitait véritablement qu’il y ait une discussion entre les ministres, celle-ci était mise à l’ordre du jour de ce qu’on appelait le déjeuner des ministres, c’est à dire le moment où les ministres sont seuls, où il n’y a pas de caméra et pas de publicité. Cela a conduit, dans bien des cas, à des Conseils absolument grotesques où on avait deux heures de tour de table où chaque délégation lisait son papier et ensuite on partait très tôt au déjeuner et les ministres ne sortaient qu’à 17h ou 17h30, une fois les discussions achevées.

On parlait d’Emily O’Reilly. Elle a été auditionnée par le Sénat en mai dernier. Elle explique la prise de décision à huis clos permet de rejeter la faute sur Bruxelles. C’est un discours qu’on entend, notamment quand les décisions sont impopulaires, régulièrement en France…

Il est important que la présidence qui rend compte des travaux du Conseil dise « sur ce sujet, nous avons décidé par consensus » ou « nous avons décidé à la majorité qualifiée » et de préciser ou ne pas préciser quelles sont les délégations qui ont exprimé un désaccord. Ce, afin de ne pas permettre à un gouvernement de dire « je me suis opposé jusqu’au bout », alors qu’il ne l’a pas fait. Et ensuite surtout, politiquement dans son pays, c’est au ministre d’expliquer, de rendre compte de ce qu’il a fait au Conseil.

C’est intéressant que vous parliez des gens qui disent « je me suis opposé jusqu’au bout » alors que ce n’est pas complètement vrai. Auriez-vous des exemples récents ?

Je ne suis plus aux manettes depuis trois ans, donc je n’ai pas d’exemple récent à vous citer. Mais il y a un autre phénomène, quand une délégation affirme qu’elle se bat plus que tout pour obtenir telle décision alors qu’il n’intervient pas en ce sens du tout. La pêche, par exemple, représente sans doute le sujet le plus difficile où les positions sont antagonistes au départ : chacun essaie d’avoir plus de quotas de pêche que son voisin. Le total admissible de capture, le volume de poissons à pêcher est forcément limité. Souvent, au début de la négociation, le total des demandes des quotas des délégations représente 150 ou 200 par rapport à un total de 100. Donc chacun doit revenir sur sa position. C’est le domaine par excellence où vous ne pouvez avoir aucune transparence. C’est extraordinairement difficile de demander au ministre de la pêche de dire « pour avoir un peu plus de crevettes, j’ai abandonné un peu de cabillaud », sinon il se fait agonir d’injures par les pêcheurs de cabillaud. Mais à la fin, après deux jours et deux nuits de négociations, en général vous avez un accord qui égalise les avantages respectifs des États pêcheurs. Ce type de négociations, si vous mettez de la transparence du processus, si vous faites consigner toutes les positions, vous n’arrivez à aucun résultat.

Les diplomates avec lesquels on a pu discuter nous disent que sur la question de la transparence, la France est un des pays qui freine le plus…

Traditionnellement, les fondateurs étaient sur cette ligne. La France en représente le porte parole assez naturel. Elle a constamment résisté, au nom des considérations que j’évoquais, à cette idée selon laquelle il fallait rendre transparent le fonctionnement du Conseil. En général, nos partenaires nous donnaient plutôt raison, nous disaient que chez eux, au plan interne, la pression était forte. Ils comprenaient nos positions, parfois nous encourageaient en sous main à les maintenir. Pour les pays pratiquant vraiment une transparence très forte au plan interne, dès lors qu’il y a aujourd’hui une emprise très forte du droit européen sur la vie politique nationale, il semble nécessaire d’appliquer les mêmes méthodes au niveau européen. Mais la décision au plan national est, par définition, prise dans un cadre national, selon un mode politique vertical, déterminé, associant exécutif et Parlement. Alors qu’à Bruxelles, vous avez un processus extraordinairement délicat, avec 27 ou 28 États membres, plus le jeu institutionnel de la Commission, du Conseil, du Parlement. Cela rend les choses beaucoup plus difficiles.

Comment se passent ces réunions une fois les portes closes ?

Le Coreper est quelque chose de très spécial, parce qu’il s’agit d’une instance institutionnelle qui contribue puissamment à la décision européenne, et en même temps il est composé de représentants des États. Chacun a pour première mission de défendre les intérêts nationaux. Toute la richesse de ce métier, toute sa difficulté, sa subtilité, consiste à articuler les deux niveaux. Comment défendre ces intérêts nationaux tout en étant conscient qu’il s’agit de participer à un exercice de décision européen. L’idéal, que chacun poursuit, c’est que cette décision européenne soit conforme aux dispositions nationales. Il est très rare que l’adéquation soit totale à 100 %. Et il y a toujours un moment dans une discussion difficile au Coreper, entre les représentants permanents où quelqu’un dit « je vous ai rapporté quelles étaient mes instructions, je m’en éloigne un instant, vous ne le direz pas, voilà jusqu’où je pourrais aller dans la recherche d’un compromis ». Vous rendez ça public, vous auriez quelqu’un qui dirait « au nom de quoi ce fonctionnaire représentant permanent, payé par nos impôts, nommé pour défendre notre intérêt national, accepte de discuter d’autre chose de ce qui a fait l’objet des instructions qu’il a reçues ? » Ce type de scénario se passe nécessairement à portes closes.

Vous dites que si tout est transparent, la discussion ne va aboutir à rien et tout le monde va camper sur ses positions, mais en ce moment par exemple, il y a aussi des discussions qui bloquent depuis un certain temps. En l’occurrence, là il n’y a pas de transparence et ça bloque quand même. Pourquoi ?

Il faudrait voir ce qu’il en est de chaque négociation spécifique. Cependant, on décide beaucoup plus vite aujourd’hui qu’il y a 20 ou 30 ans. Le temps de négociation moyen d’une directive, d’un règlement aujourd’hui c’est 18 mois, deux ans. En dépit du fait qu’on est 27, de la co-décision Conseil Parlement… En 1981, lors de mon premier séjour à Bruxelles, il n’y avait pas encore de majorité qualifiée pour toutes les affaires de marché intérieur, harmonisation législative, harmonisation des règles… Dans mon portefeuille de négociateur à l’époque, j’avais notamment des directives sur la reconnaissance mutuelle des professions agrémentées : des médecins, des architectes, des coiffeurs… Directive coiffeurs : lorsque j’ai eu le dossier, elle en était à sa 14e année de négociation. Pourquoi ? Parce que la décision se prenait à l’unanimité et donc une délégation pouvait camper sur sa position pendant une durée indéfinie. Je me souviens du jeune négociateur français qui disait : « Les coiffeurs font partie du patrimoine culturel, ils manipulent des objets contondants donc il y a des enjeux de sécurité et de santé publique, il n’est pas question d’ouvrir le marché français aux figaro italiens ». La France a bloqué cette directive pendant 14 ans ! Donc on a considérablement accéléré les processus de décision. Grâce à la majorité qualifiée et par le fait qu’il y a une dynamique aujourd’hui qui pousse à prendre des décisions.

Qu’en est-il des « host deal », quand par exemple les Français disent aux Allemands, « ok on vous laisse avoir des émissions moins strictes sur les voitures mais en échange on veut plus d’argent pour la PAC » ?

Ce n’est jamais explicite et direct. Mais c’est constant. Pour une raison simple. C’est surtout au Coreper que ça se passe. Réunion hebdomadaire du Coreper : vous avez 20 ou 30 points à venir. Sur ces 20 ou 30 points, les 4/5e ne vous posent aucun problème : vous n’avez pas d’interêt direct ou bien vous êtes dans la majorité, ça n’a pas d’importance. Vous avez un ou deux points sur lesquels vous devez engager un très fort crédit politique pour obtenir du soutien de la part de vos collègues. Très naturellement, vous faites de ce point le point essentiel de la journée. Et vous êtes beaucoup moins insistant sur des sujets de moindre sensibilité. Ça ne se dit pas mais chacun constate autour de la table que vous y êtes allé très fort sur ce sujet, ça montre que celui-là vous y tenez, et qu’en revanche sur tel ou tel autre, parce que vous ne pouvez pas bruler vos cartouches, parce que vous ne pourrez pas obtenir satisfaction sur tout, vous lâchez un peu de lest. Parfois d’ailleurs, si vraiment vous avez deux sujets très importants à défendre, vous ressentez bien qu’il sera difficile de les défendre avec une égale énergie, vous demandez la veille à la présidence de bien vouloir différer l’un des deux points la semaine suivante. Ça fait partie des techniques de négociation à Bruxelles.