Par ailleurs, la dernière dernière phrase du texte introduit une dérogation très large : « cet article s’applique sous réserve qu’il ne porte pas atteinte à la responsabilité des États membres en matière de protection de la sécurité nationale ». Autrement dit, la surveillance deviendrait légale si un État membre estime sa sécurité nationale menacée. Pour Christophe Bigot, avocat spécialiste du droit de la presse en France, « tout motif de sécurité nationale pourrait suffire pour poursuivre ou surveiller un journaliste. Par exemple, à la suite d’un article sur un restaurant ne respectant pas le confinement et s’appuyant sur des sources anonymes, alors même qu’un tel sujet ne relève pas d’un impératif prépondérant d’intérêt public ».
Selon nos informations, ce sont les ministères français de l’Intérieur et des armées qui ont réclamé la dérogation. Ce dernier, après nous avoir assuré qu’il ne participait pas aux négociations sur le texte de loi européen, a précisé son propos : la position française « vise à préserver le cadre légal du renseignement français [qui] est à la fois protecteur et équilibré, et prévoit un régime général de protection renforcée de certaines professions dites “protégées”, dont font partie les journalistes ». Selon le ministère des armées, les opérations se feraient « sous le contrôle d’une autorité administrative indépendante », à savoir la commission nationale de contrôle des techniques de renseignements composée de parlementaires et magistrats.
Également contacté par mail, le ministère de la Culture français — officiellement en charge des négociations — jure que « cette marge d’appréciation laissée aux États membres en la matière ne signifie en aucun cas qu’ils peuvent s’affranchir du respect des droits fondamentaux et de la Convention européenne des droits de l’Homme ».
Martin Persson, le responsable des négociations au ministère de la culture suédois, dont le gouvernement présidait les négociations en juin dernier, va dans le même sens : « Cette formulation n’ajoute rien de nouveau, mais se réfère à ce qui s’applique déjà dans le traité de l’Union européenne ». Cette initiative serait donc purement cosmétique.
Ces dernières années, les autorités grecques, espagnoles, bulgares et hongroises ont déjà invoqué leur sécurité nationale pour justifier l’utilisation des logiciels espions Pegasus et Predator contre des journalistes d’investigation.
Logiciels espions sur les smartphones
Face aux risques de dérives, le Parlement européen a adopté une position bien plus protectrice pour les journalistes. Le 3 octobre dernier, deux tiers des eurodéputés ont adopté une proposition de loi prévoyant un encadrement beaucoup plus strict de la surveillance étatique des journalistes. Ainsi, dans cette version alternative de l’article 4 de l’European Media Freedom Act, les communications des journalistes ne peuvent être écoutées ou leurs téléphones infectés par des logiciels espions que si une liste de conditions précise est réunie. L’intrusion ne doit pas avoir pour résultat d’accéder aux sources journalistiques ; elle doit être justifiée au « au cas par cas » dans le cadre d’enquête pour des crimes sérieux comme le terrorisme, le viol ou encore le trafic d’armes et ne pas être liée aux activités professionnelles du média ; enfin une « autorité judiciaire indépendante » doit donner son autorisation et effectuer a posteriori « un contrôle régulier ».
Le Parlement va-t-il accepter le marchandage proposé par le Conseil de l’Union Européenne, sous pression de sept de ses États membres ? Va-t-il céder pour préserver une loi très attendue qui, par ailleurs, comporte des avancées sur l’indépendance des télévisions publiques et des rédactions en général ?
A droite comme à gauche, plusieurs parlementaires chargés des négociations estiment à ce jour le retrait de la mention de sécurité nationale comme un pré-requis. Geoffroy Didier, eurodéputés PPE et rapporteur pour avis du Media Freedom Act « demande solennellement à Emmanuel Macron et au gouvernement français de renoncer à leur projet qui consisterait à pouvoir espionner légalement les journalistes ». Le député français estime que « le gouvernement fait semblant de croire qu’il n’est ici motivé que par des raisons de sécurité nationale, mais il adopte en réalité une méthode d’un autre temps qui rappelle étrangement les années Mitterrand ».
La solution allemande
Pour l’heure, plusieurs sources parlementaires proches du dossier assurent que leur demande de retrait de la dérogation au motif de la sécurité nationale reste leur « ligne rouge ». Le salut pourrait venir de Berlin.
Anticipant un blocage sur l'article 4, l'Allemagne a fait parvenir à la présidence du Conseil et aux autres États membres une proposition pour supprimer le terme « sécurité nationale » du paragraphe litigieux et remplacer la proposition française par : « Cet article est sans préjudice de la responsabilité des États membres pour la sauvegarde des domaines dont ils sont seuls responsables ».
Reste à savoir comment les juridictions nationales interpréteront cette phrase. À la condition bien sûr qu’elle soit au préalable adoptée dans le compromis entre le Parlement et le Conseil. Et sur ce point, il y a loin de la coupe aux lèvres.
Il reste trois jours aux parlementaires européens pour convaincre la présidence espagnole de l’UE et les gouvernements de protéger au lieu de menacer les journalistes et la société civile de nouvelles attaques.